Il appela Tanya. « Je veux visiter l’Invulnérable. »
Assise dans son fauteuil de commandement sur la passerelle de l’Indomptable, Desjani hocha distraitement la tête. « On vous a branché sur assez de systèmes pour vous permettre une visite virtuelle.
— Non. En personne, je veux dire. »
Elle sursauta de surprise et ses lèvres remuèrent : elle comptait visiblement jusqu’à dix. Puis elle récita sa tirade suivante sur un ton résigné et d’une voix mécanique : « Je dois vous prévenir des dangers impliqués par la visite d’un vaisseau extraterrestre contenant des menaces inconnues, à savoir non seulement des agents pathogènes susceptibles d’infecter un organisme humain mais encore des équipements dont on ignore encore le fonctionnement mais qui pourraient à tout instant se réactiver avec des conséquences imprévisibles, ainsi que des extraterrestres qui auraient survécu au combat, échappé à la vigilance de nos balayages de sécurité et pourraient de nouveau émerger pour frapper une cible de grande valeur.
— Je prends note de vos inquiétudes, déclara Geary.
— Mais vous persistez malgré tout ?
— Ce sera sans doute ma seule chance de le voir, Tanya. Une fois dans l’espace de l’Alliance, l’Invulnérable sera à coup sûr placé en quarantaine. »
Elle feignit l’étonnement. « Et vous ne vous demandez pas s’il n’y aurait pas une bonne raison à cela, n’est-ce pas ? »
Constatant que Desjani ne renoncerait pas de sitôt à sa ligne d’attaque et conscient qu’elle marquait tout de même un point, Geary abattit sa dernière carte : « Tanya, il y a à bord de ce bâtiment des spatiaux et des fusiliers sous mes ordres. Je les y ai envoyés moi-même. Seriez-vous en train de me dire que je devrais éviter de faire ce que j’ordonne aux hommes que je commande ? »
Elle lui décocha cette fois un regard sourcilleux empreint d’exaspération. « On retourne contre moi de vertueux principes de commandement, hein ? Que c’est bas !
— Si vous tenez réellement à ce que je me comporte en piètre chef…
— Oh, laissez tomber ! » Elle tapota quelques touches. « Vous prendrez une des navettes de l’Indomptable. » C’était davantage une affirmation qu’une question.
« Bien sûr. » Il n’aurait pas la sottise de lui faire remarquer qu’elle avait cédé. « Voulez-vous que je vous rapporte un souvenir ?
— De ce machin ? » Le frisson qui la parcourut ne semblait pas feint. « Non merci ! »
L’amiral Lagemann retrouva Geary à l’entrée du principal sas de la section de l’Invulnérable occupée par les humains. Il le salua gauchement et lui sourit. Le major des fusiliers qui se tenait à ses côtés l’imita, mais son geste fut autrement correct et précis. « Bienvenue à bord de l’Invulnérable, amiral Geary, l’accueillit Lagemann. Je vous présente le major Dietz, commandant de mon détachement d’infanterie. Je dois vous prévenir que mon bâtiment n’est pas encore tout à fait prêt pour une inspection. Il reste quelques incohérences.
— Oh, des incohérences, hein ? » s’enquit Geary, conscient du ton blagueur de Lagemann et s’efforçant lui-même d’adopter celui des inspecteurs imbus de leur propre importance à qui il avait eu affaire par le passé.
« Tous ses systèmes sont HS, expliqua allègrement Lagemann. Des dommages extensifs ont été infligés à la plupart de ses secteurs durant le combat, et n’ont pas été réparés depuis. Il ne peut pas se déplacer seul en tablant sur son énergie et, d’ailleurs, en dehors des systèmes d’urgence portatifs, il ne dispose d’aucune source d’énergie. Il est en majeure partie inhabitable et son accès exige le port de combinaisons de survie ou de cuirasses de combat. L’équipage actuel ne représente qu’une faction infime de celui qui serait nécessaire à la sécurité et à des opérations. Comme vous devez vous en rendre compte, la gravité artificielle ne fonctionne pas. Et… euh… on n’a pas non plus fait reluire ses chromes.
— Je peux comprendre le reste, répondit Geary en feignant la sévérité, mais les chromes laissés ternis… ? Quelles sont vos priorités ?
— Elles ont toujours été incongrues, affirma Lagemann. Je me suis porté volontaire pour assumer le commandement de ce bâtiment alors que j’aurais pu rester confortablement à bord du Mistral. Cela étant, j’ai passé quelques années dans un camp de prisonniers syndic qui n’était pas du tout confortable, et au moins l’Invulnérable n’est pas bourré de matons syndics chargés de surveiller chacun de mes gestes. »
Geary finit par sourire. « Comment votre équipage tient-il le coup ?
— Ça pourrait être pire. Tous se sont aussi portés volontaires, ce que je ne manque pas de leur rappeler quand ils se plaignent un peu trop fort. »
Le major eut un geste désinvolte. « Ils ont connu pire et tous étaient volontaires, amiral. Bon, bien sûr, les fusiliers l’étaient déjà quand ils se sont engagés, de sorte que nous ne leur avons pas posé la question quant à cette mission précise. »
L’amiral Lagemann et le major Dietz firent traverser à Geary les compartiments occupés par les spatiaux et les fusiliers, où tous se déplaçaient en gravité zéro grâce à des poignées déjà installées par les Bofs ou fixées par les hommes après leur emménagement. Des câbles provisoires véhiculant l’énergie ou relayant les communications et les données des senseurs flottaient un peu partout, ainsi que des tubes de plus grand diamètre chargés de fournir ventilation, chauffage, climatisation et recyclage de l’air à cette petite partie habitée de l’Invulnérable afin que l’atmosphère restât respirable. Geary découvrit aussi en chemin de nombreux goulets d’étranglement dont l’accès s’étrécissait suffisamment pour qu’il fût contraint de s’y mouvoir avec prudence, en ratissant lentement, au passage, les tubes et les câbles qui les rendaient encore plus étroits. « Si petits que soient les Bofs par rapport à nous, fit-il remarquer, ça nous ramène davantage chez nous que tout le reste.
— Par bonheur, il nous est un peu plus facile de nous déplacer en l’absence de gravité, répondit Lagemann. Nous pouvons nous faufiler en nous tortillant jusqu’à des cimes qui nous seraient difficilement accessibles si nous devions marcher. Et les Bofs ont beau être petits, ce vaisseau est foutrement grand. J’ai connu mon lot de cuirassés et de croiseurs de combat, dont celui qui m’a recueilli quand les Syndics m’ont fait prisonnier. On a souvent l’impression que certaines coursives s’étirent à l’infini. Mais l’Invulnérable… Il me semble parfois que sa proue se trouve dans un système stellaire et sa poupe dans un autre. »
Leur petit groupe avait fait halte devant un des sas provisoires conduisant au reste du bâtiment. « Comment vous y prenez-vous pour surveiller ce qui se passe au-delà de ce secteur ? demanda Geary.
— Nous avons suspendu des senseurs dans certaines parties du bâtiment, répondit Lagemann. Et nous assurons quelques patrouilles par ailleurs.
— C’est-à-dire des patrouilles de sécurité empruntant tous les quelques jours au moins des voies ménagées par nos systèmes pour couvrir chaque compartiment ou coursive, précisa le major Dietz. Certaines y passent plus d’une demi-journée.
— De quelle taille, ces patrouilles ?
— Une escouade entière plus un ou deux spatiaux. Elles se livrent à une inspection complète. »