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Le capitaine de police tira une chaise et s’installa, les coudes sur la table, les poings serrés sous le menton. Il fixa Lucie en silence, puis regarda brièvement autour de lui. Pas une seule bouteille d’alcool, pas la moindre plaquette de cachets. Aucun signe de laisser-aller. Vaisselle propre, rangée. Bonne odeur de citron, un peu partout dans la pièce.

— Et toi, tu t’es fait aider ? Par un psy, je veux dire ?

— Oui et non. Disons que j’en ai vu un, au début, mais… j’avais l’impression que ça ne servait à rien. En fait, je ne me souviens pas de grand-chose de nos séances. Je crois que mon esprit a dressé une barrière.

Elle se mura dans le silence, Kashmareck jugea qu’il valait mieux changer de sujet.

— Tu nous manques beaucoup à la brigade. C’était dur pour nous aussi, tu sais ?

— C’était dur pour tout le monde.

— Tu t’en sors, financièrement ?

— Ça va… Le travail ne manque pas, quand on est prête à faire n’importe quoi.

Après avoir positionné une capsule, Lucie appuya sur un bouton. La cafetière remplit les deux tasses rapidement. L’heure tournait, on entendait l’aiguille battre lourdement chaque seconde. 8 h 50. Dans une heure, les coups de fil retentiraient, les voix gueuleraient, les oreilles bourdonneraient. Lucie s’installa face au policier, lui tendit sa tasse et alla droit au but.

— Que se passe-t-il avec Carnot ?

— On l’a retrouvé raide mort au fond du mitard, vidé de son sang.

4

Quatre techniciens de la police scientifique et le substitut du procureur qui allait ordonner la levée du corps d’Éva Louts venaient d’arriver sur les lieux. Cravate et costume pour l’un, tenues de lapins blancs pour les autres, afin de préserver au mieux les indices de la scène de crime. Le vétérinaire du centre, d’autres enquêteurs et les garçons de morgue, quant à eux, n’allaient plus tarder. Bientôt, une dizaine d’hommes entreraient et sortiraient de ces lieux avec un objectif unique : la vérité.

Tandis que Levallois interrogeait l’animalier Hervé Beck, Sharko et Clémentine Jaspar évoluaient sur de petites allées en terre, entre les colonies colorées de singes. Autour, les feuilles des arbres frissonnaient, les branchages palpitaient. Des cris aigus, exotiques, perçaient les frondaisons serrées. Indifférents au drame, les primates menaient leurs activités de début de journée : épouillage, récolte de termites dans les troncs, jeux avec la progéniture.

La primatologue s’arrêta devant un petit belvédère artificiel, qui permettait d’observer certaines colonies en contrebas. Elle posa ses coudes sur un tronçon de bois, une pochette à élastiques suspendue au bout de ses doigts épais et cornés.

— Éva réalisait sa thèse en vue d’obtenir son doctorat. Le sujet de son travail concernait d’abord les grands principes de l’Évolution biologique, puis la latéralité chez les grands singes : comprendre pourquoi, chez l’homme par exemple, la majorité des individus est droitière, et non gauchère.

— C’est pour cette raison qu’elle étudiait ici, dans votre centre ?

— Oui, elle devait rester jusque fin octobre. Elle a débuté son travail en 2007, mais s’est vraiment penchée sur la latéralité à la fin de l’été 2009. Elle s’est alors intéréssée aux cinq grands singes : les hommes, les bonobos, chimpanzés, gorilles, orangs-outans. Dans nos locaux, elle devait d’abord établir des statistiques, remplir des grilles. Observer les différentes espèces, voir avec quelle main ils serraient les bâtons leur permettant de récolter des fourmis, de fabriquer des outils ou de casser des noix. Ensuite, en tirer les conclusions qui s’imposaient.

Sharko sirotait son quatrième décaféiné de la matinée.

— Elle travaillait seule ?

— Absolument. Elle évoluait ici en électron libre. Une fille gentille et discrète, qui aimait beaucoup les animaux.

Jaspar aussi devait aimer les animaux, se dit Sharko. Elle observait ses primates avec une affection particulière au fond des yeux, comme si chacun d’eux était un enfant à aimer.

Elle lui tendit le dossier.

— Et maintenant, regardez attentivement. Ce sont les résultats de ses observations, depuis son arrivée au centre, il y a vingt jours. Ils étaient sur le bureau, elle allait probablement les embarquer avant de repartir, hier…

Sharko tira sur les élastiques.

— Qu’est-ce que ces résultats sont censés représenter ?

— Pour chaque singe de chaque colonie, Éva devait noter précisément un ensemble de paramètres. La répétition de certains gestes cités dans des listes chez un même individu devait prouver ou pas sa latéralisation.

Sharko ouvrit et considéra les différents feuillets. Les cases des tableaux préimprimés, portant des références qui devaient être celles des singes regroupés par espèces, étaient toutes vierges.

— Elle ne travaillait donc pas ?

— Non. Ou, tout au moins, pas sur le sujet imposé par son directeur de thèse. Pourtant, elle m’affirmait le contraire. Elle me certifiait qu’en trois semaines, ses travaux avaient bien avancé, et qu’elle serait en mesure de terminer ses recherches dans les temps.

— Pourquoi venir ici, si elle ne faisait rien ?

— Parce que son directeur de thèse l’exigeait, parce qu’elle l’aurait eu sur le dos s’il s’était rendu compte qu’elle ne suivait pas les directives. Olivier Solers n’est pas un tendre avec ses étudiants. Il tolère difficilement les écarts. S’il l’avait prise en grippe, Éva aurait perdu toute chance d’obtenir son doctorat.

— Elle était ambitieuse ?

— Très. Je la connaissais avant tout de réputation. Malgré son jeune âge, elle avait déjà mené des études sérieuses sur la latéralisation chez certains oiseaux et poissons. La précision et la profondeur de ses travaux lui ont valu des articles dans de prestigieux magazines scientifiques, ce qui est extrêmement rare pour une étudiante de vingt-cinq ans. Éva était brillante, elle rêvait déjà de paillettes et de cocktails dans le sillage des prix Nobel.

Sharko ne put s’empêcher de sourire. Lui, qui était on ne peut plus terre à terre, se sentait dépassé par le ridicule des sujets étudiés par les chercheurs.

— Excusez-moi, mais… j’ai un peu de mal à saisir. À quoi ça peut bien nous servir de savoir si un poisson est droitier ou gaucher ? Et franchement, j’ai des difficultés à visualiser à quoi peut ressembler un poisson droitier. Un singe, à la rigueur, mais un poisson.

— Je comprends votre trouble. Vous, vous traquez et arrêtez des meurtriers, vous remplissez des prisons, c’est concret.

— Malheureusement, oui.

— Nous, nous cherchons à savoir d’où nous venons, pour comprendre où nous allons. Nous marchons sur le fil de la vie. Et l’observation des espèces, qu’elles soient plantes, virus, bactéries ou animaux, nous y aide. La latéralité chez certains poissons vivant en communauté est on ne peut plus signifiante. Avez-vous déjà observé le comportement d’un banc de poissons face à un prédateur ? Ils tournent tous dans la même direction, afin de rester unis et de contrer les attaques. Ils ne réfléchissent pas, ils ne se disent pas : « Attention, là, il faut que je tourne à gauche, comme mes camarades. » Non, ce comportement social fait véritablement partie de leur nature, de leurs gènes, si vous voulez une image claire. Dans le cas de ces poissons, la latéralisation permet la survie du plus apte, et c’est pour cette raison qu’elle existe, qu’elle a été sélectionnée.

— Sélectionnée ? Par qui ? Une intelligence supérieure ?

— Certainement pas. Les propos créationnistes, du genre « Dieu a créé l’Homme ainsi que toutes les espèces vivantes peuplant la planète », n’ont pas leur place dans notre centre, ni dans aucune communauté scientifique d’ailleurs. Non, elle a été sélectionnée par l’Évolution, avec un grand E. L’Évolution favorise la propagation de tout ce qui est bénéfique à la diffusion des gènes, à la diffusion des gènes les meilleurs, et élimine le reste.