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— Du délire…

— Comme tu dis. Son psychiatre a évidemment pensé à des hallucinations. Peut-être même une…

— Schizophrénie ?

Le policier acquiesça.

— Carnot avait vingt-trois ans. Il n’est pas rare que les maladies psychiatriques s’expriment ou se développent en prison, surtout autour de cet âge-là.

Lucie laissa tomber les photos de ses mains. Elles s’éparpillèrent sur la table.

— Vous êtes en train de me dire qu’il avait peut-être un problème psychique ?

Elle serra les lèvres, les poings. Son corps tout entier n’avait qu’une envie : hurler.

— Je ne veux pas qu’on rejette la cause de la mort de mon enfant sur ces saloperies de suppositions de psychiatres. Carnot était responsable de ses actes. Il avait conscience de ce qu’il faisait.

Kashmareck acquiesça avec conviction.

— Nous sommes d’accord. C’est pour cette raison qu’il a été jugé en tant que tel, et qu’il a fini en taule.

Il la sentait perturbée, sonnée, même si elle essayait de cacher ses sentiments au mieux.

— C’est terminé, Lucie. Fou ou pas, peu importe. Ça n’ira pas plus loin. Demain, Carnot sera enterré.

— Peu importe, dites-vous ? Mais au contraire, commandant, rien n’est plus important.

Lucie se leva, encore, et se mit à aller et venir dans la pièce.

— Grégory Carnot a arraché la vie de ma petite fille. Si… Si un soupçon quelconque de folie dissimulée avait quelque chose à voir là-dedans, je veux le savoir.

— C’est trop tard.

— Ce psychiatre, quel est son nom ?

Le policier regarda l’heure, termina son café d’un trait et se leva.

— Je ne veux pas t’ennuyer plus longtemps. Et le travail m’attend.

— Son nom, commandant !

Le flic soupira. N’aurait-il pas dû s’y attendre ? Pendant les quelques années où ils avaient travaillé ensemble, Lucie n’avait jamais fait l’impasse sur quoi que ce soit. Au fond d’elle-même, enfouis quelque part dans son cerveau, devaient encore résider les plus purs instincts de prédation.

— Le docteur Duvette.

— Obtenez-moi un droit d’entrée là-bas. Pour demain.

Kashmareck serra les mâchoires, puis acquiesça mollement.

— Je vais essayer, si cela peut t’aider à y voir clair et faire le ménage dans ta tête, d’une manière ou d’une autre… Mais tu feras attention, d’accord ?

Lucie acquiesça, le visage neutre, à présent dénué de sentiments. Kashmareck connaissait tellement bien cette expression-là chez l’ancienne flic qu’il en frissonna.

— Promis.

— Et n’hésite pas à passer à la brigade si tu le souhaites, ça nous ferait le plus grand plaisir, à tous.

Lucie lui sourit poliment.

— Désolée, commandant. Tout cela doit rester loin de moi désormais. Mais saluez bien tout le monde de ma part, et dites que… ça va.

Il acquiesça, voulut reprendre ses photos, mais Lucie s’en empara.

— Je les garde, si ça ne vous dérange pas. Je vais les brûler. Une manière de me dire que tout cela est presque terminé. Et… Merci, commandant.

Il la regarda comme s’il regardait une amie.

— Romuald. Je crois que maintenant, tu peux m’appeler Romuald.

Elle le raccompagna jusqu’à la porte. Juste avant de sortir, il ajouta :

— Si, un jour, tu veux revenir parmi nous… Les portes te sont toujours ouvertes.

— Au revoir, commandant.

Elle referma, laissant longuement sa main sur la poignée, dans un soupir. Elle avait reçu un véritable choc, qui venait de bouleverser sa matinée.

De retour dans la cuisine, elle monta sur un meuble à l’aide d’une chaise et promena sa main sur le dessus. Là se cachaient une enveloppe marron, un briquet Zippo, ainsi qu’un pistolet semi-automatique Mann, calibre 6.35 mm. Une arme de collection, en parfait état de fonctionnement. Elle n’y toucha pas et s’empara du reste.

Dans l’enveloppe, il y avait deux photos récentes de Carnot. Face et profil. Cette brute avait le nez légèrement aplati, le front proéminent, les yeux enfoncés dans leurs orbites. 1,95 mètre, une gueule qui fait peur, un physique de titan.

Il a réussi à s’arracher une artère de la gorge avec les doigts. Les mots résonnaient encore dans la tête de Lucie. Elle imaginait parfaitement l’horreur de la scène, au fin fond du mitard. Le jeune colosse, couché dans son sang noir et chaud, ses mains recroquevillées autour de son cou… La folie avait-elle réellement quelque chose à voir là-dedans ? Quel genre de délire avait pu frapper Carnot pour qu’il en vienne à se mutiler aussi radicalement ?

Face aux clichés, Lucie ne ressentit que de la rancœur. Depuis la mort de Clara, elle ne parvenait plus à voir Carnot comme un être humain, même si, pour une raison incompréhensible, il avait épargné Juliette. Pour elle, il n’était qu’une erreur de la nature, un parasite dont l’unique dessein était, tôt ou tard, de répandre le mal. Et on avait beau chercher toutes les explications possibles, mettre cela sur le dos du sadisme, de la perversion, de l’acte pulsionnel, mais au fond, il n’y avait aucune réponse satisfaisante. Grégory Carnot était à part du reste du monde. Clara et Juliette avaient eu la malchance de croiser son chemin, à ce moment-là, comme certains se font piquer par un moustique vecteur d’une maladie à la sortie de l’aéroport. Le hasard, la coïncidence. Mais pas la folie. Non, pas la folie…

Les photos de Carnot avaient déjà été arrachées, recollées, plusieurs fois. Lucie les déposa au fond de son évier, avec celles représentant les dessins à l’envers.

— Oui. C’est bien que tu sois mort. Va brûler en enfer avec tous tes péchés. Tu es entièrement responsable de tes actes, et tu vas payer.

Elle fit rouler la pierre de son briquet.

La flamme dévora le visage de Carnot en premier.

Lucie n’y trouva ni satisfaction, ni soulagement.

Tout au plus une vague impression d’étaler de la pommade sur une brûlure au troisième degré.

6

Le quai de la Rapée est un passage obligatoire dans toute enquête criminelle confiée aux limiers du 36. Les flics y viennent rarement pour admirer la Seine et ses péniches. Disons que leur spectacle incite un peu moins au rêve.

Bras croisés, Sharko se tenait entre deux tables d’autopsie dans l’une des grandes salles de l’Institut médico-légal de Paris. Autour, murs aveugles, couloirs interminables, néons déversant des couleurs de fin d’automne. Sans oublier une odeur de cerf crevé qui, à la longue, finissait par imprégner jusqu’aux poils du torse. Levallois se trouvait juste derrière le commissaire, appuyé contre le mur. Un peu blanc, d’ailleurs, Levallois. Il avait confié avant d’entrer ici que les autopsies n’étaient pas trop son truc. L’inverse eût été inquiétant.

Paul Chénaix, le légiste, en avait rencontré des bizarreries, mais c’était bien la première fois qu’il voyait un singe entre ses murs. L’animal endormi était couché sur le dos, bras et jambes écartées. Ses immenses doigts étaient légèrement repliés, comme s’ils serraient une pomme invisible. À droite, le corps nu d’Éva Louts était dévoré par la lumière inquisitrice de la scialytique, une lampe utilisée aussi en bloc opératoire et qui avait la particularité de ne créer aucune ombre.

Sharko se frottait le menton sans un mot, impressionné par la vue de ces deux corps immobiles, côte à côte, dans une position à peu près semblable, et présentant des similitudes morphologiques. 98 % de notre ADN est de l’ADN de singe, avait dit la primatologue.

Au moment où les deux flics étaient arrivés, Chénaix venait de terminer l’examen externe du sujet humain. Le crâne avait été rasé, laissant apparaître très clairement une fracture et un large hématome au niveau occipital. Vulgairement étalée sur l’acier, la pauvre Éva Louts avait perdu le peu d’humanité qui lui restait.