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— On se calme, bordel ! Qu’est-ce qui vous prend ?

Regards haineux, salive sur les lèvres, veines saillantes. Finalement, chacun reprit sa position. Sharko sentait ses tempes pulser, son sang bouillir. Leblond partit s’allumer une clope à la fenêtre ouverte, tandis que Manien calma le jeu, en apparence seulement.

— Excuse-le. Tous ces trucs qu’on dit sur toi, ça te fait sortir de tes gonds, c’est normal. T’étais commissaire bien au chaud, et tu te retrouves à brasser de la merde. Dans ta situation, je réagirais pareil.

— Tu n’es pas dans ma situation.

Manien ignora la remarque et continua son travail de sape.

— Donc, depuis l’hôpital, tu n’as pas revu Frédéric Hurault avant samedi.

— Aux défauts de mémoire près, non. Mais tu sais, Bourg-la-Reine, L’Haÿ-les-Roses, c’est tout proche. Pas impossible que je l’aie croisé un jour, sans faire vraiment gaffe. Tu l’as dit toi-même, il m’arrive d’oublier où je pose mon flingue.

Manien se retourna vers Leblond, le jaugea un temps avec amusement, puis prit une position plus tranquille encore. Il souriait presque.

— Sans faire vraiment gaffe… Bon. Passons à la pratique et à la véritable raison de ta présence ici. Tu sais qu’on a retrouvé un poil de sourcil sur les vêtements de la victime ?

— Non, je ne savais pas. Ce n’est pas mon affaire.

— C’est tellement difficile de ne laisser aucune trace de soi, avec toutes nos techniques. Je dirais même que c’est devenu impossible. Tu ne diras pas le contraire ? La peau, la sueur, les squames, les empreintes…

— Et donc ?

— L’ADN extrait du poil, on l’a comparé au FNAEG1. Un enregistrement est ressorti. Si on se basait uniquement sur la science, et qu’on omettait notre bon flair de flics, on pourrait dire qu’on tient notre coupable.

— Cet ADN, ce ne serait pas le mien, par hasard ?

Sharko vit la gorge de Manien se serrer, son œil palpiter.

— C’est bien pour cette raison qu’on est fichés depuis peu dans le FNAEG, nous aussi, ajouta-t-il. On est des éléments contaminants d’une scène de crime. Ça arrive tout le temps, et ça va encore arriver pour cette affaire du singe, sur laquelle je travaille. ADN du flic de police secours, du chimpanzé, de l’animalier, de la primatologue. Des tonnes d’empreintes sur les barreaux de la cage. Merde, ce n’est quand même pas pour m’accuser que tu m’as fait venir ici ? Qu’est-ce que tu cherches ? À foutre en l’air le peu d’années qu’il me reste à tirer ?

Manien marqua une légère hésitation, avant de reprendre confiance :

— Ça n’a rien à voir. Le problème, c’est la façon dont tu t’y es pris sur la scène de crime. Tu tripotes le cadavre, tu piétines tout. Tu voulais pourrir la scène pour pas qu’on retrouve l’assassin ? Ou c’était uniquement pour me faire chier et t’assurer que je te virerais ? Soit franc, Commissaire, on bosse dans la même boutique, ne l’oublie pas.

— Je n’avais pas dormi de la nuit. Je pensais à plein de trucs en même temps. La fenêtre du véhicule était ouverte, j’ai voulu voir la tronche du genre de mec qui pouvait traîner dans ce coin-là en pleine nuit. Je me suis penché à l’intérieur de l’habitacle, je n’ai pas pensé aux précautions, j’ai déconné.

Au fond de la pièce, Leblond soufflait silencieusement sa fumée vers l’extérieur, un pied à plat contre le mur. Manien revint à la charge :

— Tu sais, le mec qui l’a buté de sang-froid, il ne portait peut-être pas de cagoule… Il a certainement voulu que Hurault voie son visage au moment où il lui enfonçait le tournevis dans le bide. Parce que… je ne sais pas… parce qu’il voulait montrer à l’autre, peut-être, qu’il ne l’avait pas oublié, et qu’il le savait responsable de ses actes ? Grâce à l’irresponsabilité, Hurault n’a pris que neuf ans d’HP, il aurait passé le double de temps au placard s’il avait admis son crime. Nous, les flics, on déteste ces gens-là, parce qu’ils nous donnent l’impression de bosser pour rien. Qu’est-ce que t’en penses ?

Sharko haussa les épaules. Manien ne lâcha pas le morceau.

— Il y a un peu plus d’un an, t’étais encore analyste comportemental. Tu dois bien avoir des réponses à ce genre de questions ?

— Il y a d’autres analystes, ils sont en fonction. Va les voir.

Sharko consulta sa montre, puis se leva, en douceur cette fois.

— J’ai presque trente ans de carrière. Trente putain d’années de bons et loyaux services, à coffrer des types dix fois pires que Hurault. J’en ai bavé comme t’en baveras sans doute jamais, en dépit de tout ce que tu as vu. Et toi, t’as décidé de me faire la peau, tu veux me détruire comme tu l’as déjà fait avec tant de collègues avant moi. Hormis de l’ADN dû à la contamination de la scène, tu n’as pas un pet contre moi. J’ai merdé sur le lieu du crime, alors pourquoi tu ne préviens pas l’IGS ? Parce qu’ils ne t’aiment pas ? Parce que t’as déjà eu la main un peu trop lourde sur des suspects et même tes propres collègues ? Je sais déjà que tu vas t’acharner, t’es pire qu’une teigne. Tu t’ennuies à ce point ?

Il se pencha vers le bureau, son visage à dix centimètres de celui de Manien.

— Je te le dis une fois, la seule j’espère : je n’ai rien à voir avec la mort de Hurault. Je suis flic, comme toi. Je suis revenu à la Crim parce que je m’emmerdais dans mon fauteuil de Nanterre, c’est aussi simple que ça. Et au cas où t’en douterais encore, j’ai un petit conseil pour toi et l’autre abruti : faites gaffe où vous mettez les pieds.

— Toi aussi, fais gaffe… Il me faut un coupable, et rapidement. Je te garantis que je vais le trouver.

Alors que Sharko s’éloignait, il ajouta :

— Pour l’instant, cette petite histoire reste entre nous. Personne n’est au courant. Quant à l’ADN, oui, contaminant, comme tu dis. Ça passe comme une lettre à la poste. Je ne veux pas te causer d’ennuis avec ça. Tu vois qu’on pense à ta belle petite gueule.

Sharko sortit en claquant la porte et marcha d’un bon pas vers la fontaine d’eau, au bout du couloir. Il lui fallait de la flotte, puis un café derrière. Fort, serré, bourré de caféine.

Gobelet de jus dans la main, il bifurqua vers son bureau où était installé Levallois. Dehors, sur les toits des habitations, le soleil couchant étalait ses peintures dorées. Dans cette moiteur insupportable, Sharko posa sa boisson brûlante et se laissa choir sur un siège à roulettes, abattu. Cette journée, ce simulacre d’interrogatoire l’avaient vidé du peu d’énergie qui lui restait.

Il hocha le menton vers une feuille de congés.

— Donne-moi une feuille, je vais prendre une journée.

— Quelque chose ne va pas ? Que se passe-t-il avec Manien ?

— Oh rien. J’ai juste besoin de dormir, dormir et encore dormir…

Levallois lui remit le papier, que Sharko remplit mollement. Son chef Bellanger trouverait la demande sur son bureau en rentrant ce soir ou demain matin, il gueulerait probablement mais tant pis. C’était le moindre de ses soucis.

— Des nouvelles de Louts ? demanda le commissaire.

— Je viens de voir Robillard, qui bosse sur le sujet depuis ce matin. Il m’a fourni la liste des établissements pénitentiaires et des détenus que l’étudiante avait rencontrés. Pas moins de onze taulards, uniquement des longues peines.

Sharko signa sa feuille de congés dans un soupir et tendit la main. Levallois lui donna le listing.

— On sait pourquoi elle les a rencontrés ?

Le lieutenant était présent debout, Thermos de café vide dans la main.

— Pas encore, le papier est tout frais. Robillard s’en charge demain. Faut qu’on continue à éplucher ses comptes, ses factures. Robillard a bien avancé. Bon, je dois être chez moi avant 20 heures, désolé. Bye. On se voit mercredi, donc… Profite de ta journée pour dormir.