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Sharko serra son poing contre ses lèvres, comme si la décision qu’il allait prendre était d’une importance capitale. Quel maléfique hasard avait pu les réunir aujourd’hui, sous cette pluie rageuse, si loin de chez eux ? Elle le suppliait, lui, comme une mendiante.

— Non, désolé. Trop risqué. Mes collègues vont passer des coups de fil aux onze établissements pénitentiaires de la liste, se renseigner sur le travail de Louts. Ils finiront par appeler à Vivonne et savoir.

— Sauf si tu leur dis que tu as appelé à Vivonne toi-même, et qu’ils n’ont pas à le faire.

Sharko demeura imperturbable. Le visage de Lucie exprimait la colère. Elle se leva.

— Alors tu me laisses repartir, comme ça, sans rien ? Sans me donner la chance d’obtenir des réponses ? Et qu’est-ce que je répondrai à Juliette, quand elle sera plus grande ? Comment je lui expliquerai ce qui s’est passé ?

Elle se dirigea vers le portemanteau, tandis que Sharko la fixait, la respiration coupée. Comme si le monde s’écroulait autour de lui, il se passa les mains sur le visage.

— Bon Dieu… murmura-t-il.

Tout se précipita alors dans sa tête. Alors qu’elle s’apprêtait à sortir, il s’écria :

— Très bien.

Les visages sombres se tournèrent vers lui. Lucie s’installa de nouveau à ses côtés. Il se leva, se dirigea vers le comptoir et revint avec un papier et un crayon.

— Tu peux te libérer immédiatement ? L’affaire de deux ou trois jours ?

Lucie sentit quelque chose de pernicieux monter en elle, quelque chose qu’elle croyait à jamais perdu : une excitation dangereuse, qui pulvérisait toutes ses promesses. Notamment celle de prendre soin de Juliette, de ne plus jamais la laisser seule, de l’accompagner, chaque jour de chaque semaine, à l’école, et de l’y attendre le soir, au moment où les grilles s’ouvrent et où les sourires s’étirent. Remplir, simplement, son rôle de mère. Le prédateur qu’elle croyait mort à jamais veillait quelque part, et se réveillait aujourd’hui.

— Oui.

— J’aurais espéré que tu me dises non.

— Moi aussi. Mais j’ai dit oui.

Un silence. Une ultime hésitation qui risquait de tout changer…

— Dans ce cas, écoute-moi bien. J’ai passé une bonne partie de la nuit au 36, à fouiller dans les factures, les relevés de compte, les retraits de carte bleue d’Éva Louts. Et j’ai découvert quelque chose de très curieux. Le 28 août, un mouvement bancaire indique que Louts a retiré de l’argent à Montaimont, pas loin de Val-Thorens, en Savoie. La veille, elle avait comme par hasard rencontré Grégory Carnot et le psychiatre de la prison.

Le commissaire poursuivit ses explications. Il préféra ne pas parler de la partie concernant les deux voyages en Amérique latine. Trop loin, trop compliqué, trop incompréhensible pour le moment. Lucie ne devait rester qu’à la périphérie de l’enquête. Avoir l’impression de travailler et d’être utile…

— Elle a retiré deux cents euros, il était tard. Montaimont est un bled paumé. A-t-elle utilisé cet argent pour se loger cette nuit-là ? Vu la somme, le séjour a dû s’étaler uniquement sur le week-end, puisque son absence n’a pas été remarquée au centre de primatologie. Pourquoi un voyage si précipité au cœur des Alpes ? C’est d’autant plus curieux que j’en ai discuté avec le psychiatre, tout à l’heure : ni lui ni Carnot n’ont fait une quelconque allusion à cette région.

Il nota le nom du village sur la feuille et la poussa vers Lucie.

— Tu fais juste un aller et retour. Je dois rester ton seul et unique interlocuteur. Personne, absolument personne, ne doit savoir que nous bossons ensemble sur le coup. On ne se connaît pas.

— OK.

— Comme tu le suggères, je vais dire à mes collègues que j’ai appelé à Vivonne, parce que je voulais savoir ce que cherchait Louts… Toi, tu essaies de retracer le parcours de l’étudiante, tu me transmets les infos et tu retournes chez toi, à Lille. Tu es partante ?

— Plus que jamais. Les montagnes, ça me changera de l’ambiance nauséabonde de mon CDD. Un an que je n’ai pas pris de congés, enchaînant les intérims et les petits boulots. Il est peut-être temps. Je vais partir directement, j’ai quelques affaires de rechange dans mon sac.

— Tu n’es plus flic, n’oublie pas.

— Merci de me le répéter. Tu as une photo de la victime ?

Le flic sortit une photo d’identité de l’intérieur de son imperméable et la poussa vers elle.

— Louts était une jolie femme, presque une enfant. Solitaire comme toi, elle avait une véritable envie de vivre. Elle sautait à l’élastique, faisait de l’escrime, bossait sérieusement et voulait aller loin dans la vie. Je veux retrouver le fumier qui lui a fait ça. Je lui ferai payer sa dette.

Lucie ressentit un léger frisson. Les yeux de son interlocuteur étaient si sombres, sa voix si étrange… Sharko dispersa de la monnaie sur la table. Il tendit également trois billets de cent euros à Lucie, qu’il piocha dans une belle liasse.

— Pour le défraiement. C’est mon enquête, pas de raison que ce soit toi qui paies.

Lucie voulut refuser l’argent, mais il lui écrasa dans la main et referma le petit poing.

— Prends-le… L’argent, ce n’est pas ce qui manque, et tu le sais.

Il se leva. Il avait des tonnes de questions à lui poser, il aurait aimé en savoir davantage sur sa relation avec Juliette, mais il ne pouvait pas. Garder ses distances. Rester loin de Lucie, à tout prix, et écarter le sentiment dangereux qui le gagnait déjà.

Il décrocha son imperméable trempé du portemanteau, juste derrière lui.

— Très bien. Il faut que je me rentre à présent. Demain, je reprends le travail. Je le répète : l’épisode Vivonne reste entre toi et moi.

Lucie resta assise. Elle finit par empocher les billets, puis passa son index sur la photo d’Éva Louts.

— Ton numéro de téléphone, Franck. Je ne l’ai plus.

Il le lui donna et boutonna son imper gris jusqu’au cou. Encore sous le coup de sa rencontre impromptue avec Lucie, il ne put cette fois s’empêcher de lui demander, tout bas :

— Dis-moi ce que te raconte Juliette, Lucie. Est-ce qu’elle te murmure ce qui s’est passé pendant ces treize jours de captivité ? Est-ce qu’elle vient dans la nuit pour te réveiller ? Est-ce qu’elle t’en veut ? Est-ce qu’elle est gentille avec toi ?

Lucie tarda à répondre.

— Juliette est mon ange. Quoi qu’elle fasse ou qu’elle dise, je l’aimerai toujours.

Sharko s’en voulut, il regrettait déjà d’avoir impliqué Lucie dans son histoire. Elle avait besoin de rentrer chez elle, de se reposer. Il voulut reprendre la feuille mais Lucie plaqua sa main bien à plat dessus.

— Pourquoi, Franck ?

Sharko ne répondit pas et se contenta de la saluer. Sa soudaine faiblesse psychique le dégoûtait.

— Appelle-moi seulement si tu as des réponses, fit-il finalement. Et après ça, rentre chez toi.

Il prit la direction de la sortie et se livra aux bourrasques. L’orage tonnait, des éclairs torturaient l’horizon. Le flic eut le sentiment de ne faire qu’un avec la nature. Une fois seul dans l’habitacle de sa voiture, il lâcha à voix basse :

— Pourquoi ? Parce que tous les deux, on est maudits, Lucie.

14

L’impression de rouler dans le néant.

Depuis qu’elle avait dépassé Chambéry, aux alentours de minuit, Lucie ne se fiait plus qu’aux seules indications de son GPS. À en croire l’appareil, il restait une cinquantaine de kilomètres.

Seule, anonyme, crevée par la route et les virages incessants, Lucie se sentait perdue dans un vide sidéral. Elle n’avait qu’une crainte : que sa voiture tombe en panne. Parce que, autour, c’était un paysage d’apocalypse qu’aucune lumière céleste ne parvenait à éclairer. Si les montagnes étaient probablement belles de jour, la nuit, elles donnaient l’impression de titans en colère. Des monstres figés, au corps de glace, qui déchiraient l’horizon et buvaient le moindre rayon de clarté. Lucie imagina Éva Louts dans la même situation qu’elle, poussée par une force qui l’avait contrainte à accomplir tous ces kilomètres, au beau milieu de sa thèse, vers le fin fond des ténèbres.