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Lucie rempocha sa photo et réfléchit. Deux solutions s’offraient à elle : attendre sagement, ou alors…

— Emmenez-moi aux hélicoptères.

16

Dans l’ascenseur de son immeuble, Sharko tourna la clé dans la serrure et appuya sur le –1, niveau privatif qui permettait d’accéder au parking souterrain. Il n’avait pas fermé l’œil, songeant à Lucie toute la nuit. Il s’était tellement inquiété pour elle qu’il n’avait pu s’empêcher de lui envoyer un message à 3 h 10 du matin : « Est-ce que tout va bien ? » auquel elle avait simplement répondu, aux alentours de 6 heures, « Tout va bien ».

Durant la descente, il se regarda dans le miroir. Pour la première fois depuis une éternité, il avait gominé un peu ses longs cheveux poivre et sel, les repoussant vers l’arrière. Il ne s’était pas servi du gel depuis si longtemps que le produit avait durci dans sa boîte. Sur un coup de tête matinal, il avait aussi renfilé son vieux costume anthracite, l’un de ceux qui l’avaient accompagné dans ses grandes affaires criminelles. Chaque flic avait un objet fétiche – une pipe, une balle porte-bonheur, une médaille. Lui, c’étaient ces fringues-là, et il ignorait véritablement pourquoi. Pour faire tenir le pantalon, il avait dû percer un nouveau trou dans sa ceinture noire, à l’aide d’un dénoyauteur, faute de tournevis. Il flottait dans sa veste, les épaulettes tombaient. C’était comme si on avait prêté les habits de Laurel à Hardy mais peu importait. Dans ce vêtement de belle coupe, il se sentait bien et avait meilleure mine.

Il sursauta quand il arriva à proximité de l’emplacement de sa R 21. Une ombre surgit depuis le renfoncement du garage où s’entassaient des objets bons à jeter aux prochains encombrants. Notamment, des kilos et des kilos de rails miniatures et de décors en polyuréthane.

— Putain, tu m’as fait peur !

L’individu en question était Bertrand Manien. Mine sauvage, yeux noirs de taupe. Il ficha une clope dans sa bouche et fit tourner la pierre de son briquet. Un déclic retentit dans la cavité de béton, et une lueur jaunâtre nimba son visage de silex. De tous les capitaines de la Crim, Manien avait sans doute le passé le plus sombre, le plus chaotique. Il avait côtoyé la plupart des brigades, des mœurs aux stups, connaissait tous les bas-fonds de Paris. Bordels clandestins, backrooms sadomaso, clubs glauques où certains l’avaient déjà croisé en dehors du service. Sans oublier son long passage à la répression de la traite des êtres humains. Une brigade dont personne ne pouvait ressortir indemne, tant la cruauté des affaires – qui touchaient aussi des mineurs – défiait l’imagination.

Personne, sauf Bertrand Manien. Et il affichait souvent ses états de service comme une gloire.

— Pas mal, ton costume. Jolie coupe de cheveux aussi. Quelque chose a changé dans ta vie, Sharko ? Une femme, enfin ?

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Je viens de chez Frédéric Hurault. Le pauvre type habitait à trois kilomètres, à peine. Vous étiez presque voisins. De ce fait, je me suis dit que je pouvais passer dans le coin.

Depuis quand attendait-il ? Comment était-il entré ? Pourquoi était-il seul ? Et pourquoi cette allusion à la présence d’une femme ? Sharko voulut ouvrir sa portière, mais Manien la bloqua en plaquant sa main sur la tôle.

— Deux secondes. Pourquoi tu es toujours pressé ?

Le commissaire sentit sa gorge se serrer. Si Manien s’était planqué ici, un autre pouvait très bien l’avoir suivi, hier, à la prison de Vivonne, ou être carrément entré chez lui pour fouiller. Il n’y avait pas plus pourri, retors, qu’un flic s’acharnant sur un autre.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— T’as un bel emplacement pour une caisse si pourrave. Les R 21, je ne savais même pas que ça existait encore. Pourquoi tu ne la laisses pas dormir dehors ?

— Parce que cet emplacement existe, et c’est le mien.

Manien jouait avec les silences, les regards. Il contourna le véhicule, le détailla comme s’il allait le désosser.

— Tu peux me dire où t’étais vendredi dernier au soir ?

Sharko salua un voisin du menton et le laissa s’éloigner. Il baissa d’un ton :

— Tu continues à t’acharner. T’es seul, chez moi, à même pas 8 heures du mat. T’en fais une affaire personnelle. Pourquoi tu ne vas pas interroger les putes, les macs qui traînaient dans le coin, cette nuit-là ? Pourquoi tu ne fais pas juste ton boulot de flic ?

— Au contraire, je suis en plein travail. Donc, t’étais dans ton appartement, je suppose, ce fameux vendredi soir, aux alentours de minuit ?

— On ne peut rien te cacher.

— Et personne pour confirmer ?

— On ne peut rien te cacher.

Avec un sourire narquois, Manien sortit un petit carnet.

— Tu sais ce qu’il y a, là-dessus ?

— Je n’en sais strictement rien. L’adresse de ta dernière conquête ? C’est qui cette fois ? Une Roumaine de dix-huit ans ?

— Ne sois pas désagréable. Tu sais, je me suis pris à un drôle de jeu, depuis que t’as volontairement foutu en l’air ma scène de crime. Je me suis dit : « Tiens, et si j’essayais de savoir qui était vraiment le Commissaire au passé si lourd ? » L’affaire Hurault, c’était vraiment la bonne occasion de m’intéresser à toi.

— Si tu n’as rien d’autre à faire, c’est bien triste.

— Au contraire. J’ai même pris le truc à cœur. Alors, j’ai discuté un peu avec le gardien de ta résidence. Il m’a fait part de quelque chose de particulièrement intéressant.

Il laissait planer des silences malsains, espérant éveiller la curiosité de Sharko et donc, mettre à nu une marque de faiblesse. Mais le commissaire ne bronchait pas. C’était comme le combat silencieux de deux cobras s’observant avant l’attaque finale. De ce fait, l’enquêteur entreprit de poursuivre ses explications.

— Depuis qu’il te connaît, ce bon gardien t’a presque toujours vu te garer sur le parking extérieur, devant la résidence, à quelques mètres de son logement de fonction. Si t’avais une BM, j’aurais compris que tu la fourres soudain au sous-sol, à l’abri de la délinquance et des intempéries. Mais un tas de boue…

Manien se baissa, toucha le béton brossé du dos de la main.

— C’est comme neuf, ici. Ton voisin de parking m’a certifié que cette place était toujours vide, alors, il se garait de biais, c’est tellement étroit. Mais tu es allé le voir, la semaine dernière, pour lui dire que maintenant, tu te garerais à ta place et qu’il devait donc, par conséquent, ne pas empiéter sur ton espace…

Les voix résonnaient dans le parking souterrain. Au loin, des crissements de roues, des murmures de gomme. Des gens partaient au travail. Sharko sentait encore une fois la tension monter.

— Et alors ? répliqua-t-il. Tu veux le résultat de mes derniers examens médicaux ? Vu mon état physique, je dois éviter de porter du lourd, et les packs d’eau, de lait, c’est lourd. Regarde derrière toi, l’ascenseur est juste là, et il me dépose devant la porte de mon appartement. En passant par en haut, je dois marcher au moins deux cents mètres et monter un tas de marches avant de gagner l’immeuble. J’avoue que j’ai du mal à te suivre, tu cherches dans chacun de mes gestes un prétexte pour me plomber.

Manien souffla une bouffée de fumée au risque de déclencher les détecteurs à incendie, situés un peu plus loin. Ce type était fou, dangereux, Sharko l’avait déjà vu dézinguer des suspects à coups de pompe dans les tibias.

— Le gardien est formel : ta voiture n’a pas bougé de son emplacement la nuit du meurtre.

— Logique, puisque j’étais chez moi.

— Tu t’es fabriqué le parfait alibi. Même des jours après, tu continues à te garer ici. T’es brillant, vraiment brillant. Changer tes habitudes à ce point. Ouvrir le garage avec la télécommande, attendre, manœuvrer dans ces allées étroites avec ce paquebot qui possède à peine la direction assistée. Quand comptais-tu arrêter ton cinéma et te garer à nouveau là-haut, à l’air libre ?