Sharko se frotta le menton. Une mise en scène digne d’un scénario de film d’horreur, qui prouvait qu’ils avaient en face d’eux un tueur précis, organisé, et méchamment retors.
— C’est pour cette raison que Shery parlait de « monstre », en déduisit-il. Un crâne de singe effrayant, qui s’est progressivement couvert du sang d’Éva Louts.
Levallois approuva.
— Certainement. Le tueur a voulu maquiller son crime en faisant croire à l’attaque d’un singe, et c’est peut-être là son erreur. Il avait à sa disposition, chez lui probablement, des mâchoires, un crâne ou, en poussant à l’extrême, un fossile complet de chimpanzé. Il n’a laissé aucune empreinte digitale, mais cette présence d’émail a trahi son acte. Bref, il s’agit d’un type en rapport avec le milieu de la paléontologie. Peut-être un conservateur, un collectionneur, un chercheur, un employé de musée. Il n’y a pas trente-six endroits dans le coin où l’on peut essayer de se renseigner sur ce genre de choses. Les squelettes vieux de deux mille ans, c’est peu commun, quand même.
— Le Muséum national d’histoire naturelle…
— Exactement, au Jardin des plantes. Je compte m’y rendre à l’ouverture, juste après le kawa. C’est là-bas que j’ai rendez-vous avec Clémentine Jaspar. Après les singes vivants du centre de primatologie, en route pour les mammouths fossilisés du Muséum.
Décidément, Sharko commençait à bien l’aimer, ce môme dont il ne connaissait rien. Il vida sa tasse, cul sec, puis hocha le menton vers le scooter.
— Enfin du concret. T’as un casque pour moi, j’espère ?
17
De là-haut, les Alpes se présentaient avec plus d’éclat encore. On aurait dit des feuilles d’aluminium poussées l’une contre l’autre, qui se seraient chiffonnées dans un contact farouche. Gneiss agressif, schiste saillant, végétation éparse, accrochée aux parois violentes. Une dentelure démesurée, titanesque, arrachée à la croûte terrestre voilà plusieurs centaines de millions d’années. Lucie se laissait bercer par ce paysage sans fin, cette beauté du monde qui, un jour, avait donné la vie.
L’hélicoptère qui la transportait, un EC 145 de la Sécurité civile couleur jaune et rouge, véhiculait également, grâce à l’hélitreuil, un gros rouleau de film spécial. Pour embarquer, Lucie y était allée au culot, à grand renfort de termes typiquement procéduraux, et l’astuce avait fonctionné : globalement, dans le cadre d’une enquête criminelle diligentée par le procureur de la République de Paris, elle devait interroger le plus rapidement possible Marc Castel. Histoire de se protéger, elle avait conservé son identité factice, Amélie Courtois. Personne n’avait osé lui demander ses papiers, et nul n’irait vérifier l’exactitude de ses déclarations. On l’avait emmenée avec le matériel, voilà tout.
Jordan, la belle gueule aux yeux verts, l’avait accompagnée à un magasin de sport de l’un de ses amis qui lui avait prêté un blouson fourré, un surpantalon, des chaussures montantes, sans oublier les gants, les lunettes à coque protectrice et le beurre de cacao sur les lèvres. De pure citadine, Lucie avait pris des allures de grande sportive. Un changement d’apparence physique qui l’arracha à la platitude de ses journées et lui fit un grand bien.
Le glacier de Gébroulaz apparut brusquement au détour d’un à-pic. Une gigantesque langue de givre, piégée dans un lit de granit. C’était comme si le temps s’était figé, comme si, quelque part, un volcan avait craché une lave froide, subitement prise dans une furie climatique. Sur ses flancs purs, des silhouettes colorées s’agitaient, tendaient des bâches, portaient du matériel. Plus loin encore, en contrebas, on apercevait Val-Thorens, ridicule point de ciment au milieu d’un lac de verdure.
Le biturbine vira vers l’ouest et fit du stationnaire à une vingtaine de mètres au-dessus d’une zone relativement plate. En bas, des poignes fermes stabilisèrent le rouleau, dégrafèrent les mousquetons. Les masses de films s’écrasèrent dans la neige, faisant se lever des nuages soyeux. Une fois les cordages remontés, le copilote parla dans son talkie-walkie, puis harnacha solidement Lucie au treuil. Après lui avoir donné quelques détails techniques, il équipa ses chaussures de crampons d’acier. Finalement, il lui tendit un bonnet en laine noire, qu’elle enfila.
— Bon courage ! Et à tout à l’heure !
Il fallait crier. Les pales vrombissaient, l’air sifflait dans les oreilles. Lucie agita le pouce, et la descente commença. Lentement, le petit corps féminin, insignifiant dans une telle démesure, se ballotta dans le vide. En proie au vertige, Lucie se sentait ivre, envahie d’un futile sentiment de liberté. L’altitude pesait sur ses muscles, sa respiration, ses organes, l’air sec lui brûlait les poumons, mais elle avait l’impression de se trouver dans un état de bien-être incroyable. Coupée ainsi du monde, ses tracas et ses démons lui paraissaient loin.
Le contact avec la glace fut rude – pression sur les genoux et les chevilles –, comparable à un atterrissage en parachute. Des mains la saisirent, la chahutèrent ; dans la seconde le mousqueton remonta devant ses yeux et l’hélicoptère reprit instantanément de la hauteur. Le bruit des pales se perdit dans le néant.
— Il paraît que vous me cherchez ?
Une face bronzée la fixait. Un visage sec, tanné, aux lèvres blanches de crème, aux yeux cachés derrière des verres ronds et opaques. Lucie voulut ôter ses propres protections solaires. En une fraction de seconde, elle sentit ses rétines brûler et ferma les yeux.
— N’enlevez pas vos lunettes. Vous n’avez jamais marché sur la neige ? La réflexion solaire, ça vous dit quelque chose ?
— Chez moi, la neige a plutôt la couleur du charbon.
Ses pupilles mirent du temps à accommoder de nouveau. Les couleurs, les formes revinrent progressivement.
— J’ai bien affaire à Marc Castel, cette fois ?
— En personne.
Lucie se tourna, les cristaux de neige croustillèrent sous ses pieds. Le glacier respirait, palpitait, comme une artère vivante.
— J’aurais aimé vous rencontrer dans des circonstances moins périlleuses. Dans le Nord, le terrain est un peu plus plat qu’ici.
— Le Nord ? Par radio, on m’a annoncé que vous étiez de Paris. Amélie Courtois, de Paris.
Lucie improvisa.
— Je travaille à Paris, j’habite le Nord. Je suis venue vous parler de…
Elle mordit dans un gant, l’ôta en tirant avec ses dents et fouilla dans sa poche.
— Éva Louts, compléta Castel.
Lucie ne prit pas la peine de sortir la photo, elle renfila vite fait sa protection en néoprène.
— Quel crime a-t-elle commis pour que vous montiez jusqu’ici ? demanda Castel.
— Elle est morte. Assassinée.
Le guide accusa le coup. Ses sourcils blonds se levèrent légèrement. Après un long moment d’immobilité, il sortit une bouteille d’eau et but à grandes gorgées. Derrière lui, des hommes s’étaient mis à déployer le rouleau et à couper le film épais à l’aide de larges cisailles.
— Comment ? Pourquoi ?
— Pour le comment, disons dans des circonstances particulièrement horribles dont je préfère vous épargner le détail. Et concernant le pourquoi, c’est le but même de ma visite. Parlez-moi d’elle.
Le guide se mit à marcher vers le haut. Il était grand, costaud. Curieusement, Lucie ne l’imaginait pas homosexuel. À moins que l’autre, Jordan, fût purement et simplement un véritable « ami ».
— Venez à mes côtés. C’est un endroit sans crevasse. Piquez bien la glace avec vos crampons. Il n’y paraît pas, mais les effets d’optique sont nombreux, et ça grimpe.
Lucie s’exécuta. Ses chaussures lui semblaient peser des tonnes. Elle respirait fort, avec peine. Marc Castel, lui, parlait avec une aisance énervante. Un type taillé dans un roc, élevé à l’oxygène pur.