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— Elle était une nana pleine de pêche. Petite, nerveuse, solitaire et vachement mignonne. Elle avait débarqué à mon chalet sur les conseils de Mario.

— Le réceptionniste des Dix Marmottes…

— Exactement. Elle possédait tout ce qu’il fallait pour une excursion : chaussures de marche, sac à dos dernier cri, et même l’appareil photo autour du cou. Un Canon EOS 500, un bel appareil. Elle m’a dit qu’elle était chercheuse, et qu’elle faisait des recherches sur l’homme de Neandertal.

— Des recherches sur… Neandertal ? C’est ce… qu’elle vous… a dit ?

Il marchait à grandes enjambées, sûr de lui. Lucie peinait déjà à suivre, elle suffoquait. À plus de trois mille mètres, l’air commençait à se raréfier, transformant chaque effort en levée d’altères.

— Exactement. Elle essayait de comprendre pourquoi cette race d’hommes s’était éteinte il y a trente mille ans et pourquoi Homo sapiens, lui, avait continué à vivre et à évoluer. Elle semblait vachement calée dans le domaine.

Lucie n’avait peut-être pas tout bien saisi, mais Sharko ne lui avait-il pas parlé de recherches sur la latéralité ? Des gauchers et des droitiers ? Que venait faire Neandertal là-dedans ? Castel hocha le menton vers le lacet interminable qui se déployait devant eux.

— Le seul but de sa visite était que je l’amène tout là-haut, près du col du Soufre, sur la zone d’accumulation du glacier. Il y a, à cet endroit, une grotte, découverte voilà six mois. Une cavité mise à jour par la fonte drastique des glaces, à cause du…

— Réchauffement… climatique… Je sais…

Derrière ses lunettes de soleil, il la considéra dans un sourire qui exhiba des dents éclatantes. Il ne manquait plus que la petite étincelle qu’on voit dans les pubs pour les dentifrices.

— Notre ascension a été rapide. Elle était en sacrée condition physique, la petite, et grimpait comme une gazelle.

— Dites que… que ce n’est pas mon cas.

— Je sens que vous avez la pêche, quelque part au fond de vous. Nous deux, nous en aurons pour une heure de marche, avec un passage difficile sur des échelles surplombant une grosse crevasse. Ça vous branche ?

Lucie s’arrêta, reprit son souffle. Elle sentait l’air sec lui glacer les narines. C’était comme si elle venait de monter tous les escaliers de la tour Eiffel sans s’arrêter. Était-elle si mal en point ?

— Oui… Oui, je vous verrai… sans vos lunettes ni votre bonnet. Mais… ne marchez pas trop… vite. Y a quoi dans… dans la grotte ?

— Économisez votre air. Nous parlerons là-haut. Et surtout, restez dans mon sillage. Vous pratiquez un peu de sport ? Marche, course à pied ?

— J’en ai… fait, et je dois… reprendre bientôt.

— D’accord. Ce n’est pas gagné.

Après que Marc Castel eut informé ses collègues et récupéré un peu de matériel, il s’encorda à Lucie, lui donnant les instructions de base pour attaquer le glacier. Il expliquait avec une assurance mêlée de fermeté. Ici, c’était son territoire, son oxygène, ses rochers.

L’ascension débuta. Piolet en main, collier de mousquetons et cordes autour de sa ceinture, Lucie tira sur ses mollets, éprouva ses muscles endormis. La glace craquait, crépitait. Le soleil jouait, des bleus translucides ricochaient sous les semelles. Après le passage des parties bâchées, les parois de gneiss se tendirent, les dimensions alentour s’étirèrent, sombrant dans la démesure. Tout était si grandiose que l’humain ne pouvait que retrouver son humilité : au cœur des géants, toute forme de vie paraissait complètement insignifiante.

Très vite, dans l’effort brûlant, Lucie perdit la notion du temps. Ses pensées se dispersaient, tout son organisme se vouait à une cause unique : pousser son corps là-haut, dans les renflements de glace, de séracs, de roche. Incapable de prononcer le moindre mot pour se plaindre, elle chevaucha des escarpements, des raidillons, de petites échelles, suspendues au-dessus de profondes crevasses. Poussées d’adrénaline… Acide dans les cuisses… Trachée en feu…

La marche devint calvaire, Lucie pensa alors à Juliette, sa petite fille à qui elle avait laissé un message tôt ce matin au téléphone, pour lui souhaiter une belle journée. Elle imagina ce que Juliette allait faire de son mercredi. Sa mamy l’emmènerait sûrement au zoo de Lille et à la foire aux manèges. Juliette adorait les petites autotamponneuses. Ces pensées lui donnèrent de l’énergie. De ce fait, l’effort devint un peu moins pénible.

Enfin apparut une espèce de crevasse naturelle, au ras de la glace. Une demi-lune horizontale, qui s’enfonçait dans la montagne. Alors que Lucie engloutissait l’eau de sa bouteille, Marc sortit deux torches de son sac à dos.

— C’est ici.

Lucie reprenait son souffle, les mains sur les genoux. De cet endroit, elle avait l’impression de dominer le monde et sa verticalité.

— Comment Éva… a-t-elle pu être au… courant de l’existence de… cette grotte ?

— Quelques articles sont parus dans des revues scientifiques, au moment de la découverte.

Le guide se présenta au bord de la cavité. Des coulées de glace se répandaient à l’intérieur et disparaissaient dans l’obscurité. Marc désigna une marque sombre, sur la roche, au-dessus de la grotte encore obstruée par le glacier dans sa partie inférieure.

— Vous voyez, cette ligne, c’est l’ancien niveau du glacier. Les glaciologues ont estimé qu’elle datait de moins d’un demi-siècle. Il y a cinquante ans, la grotte dans laquelle nous allons pénétrer était recouverte de glace et par définition, inaccessible.

— C’est prodigieux.

— Je dirais plutôt que c’est catastrophique. Les glaciers sont les thermomètres de notre planète. Et notre planète, elle a de la fièvre.

Marc ôta la corde qui les solidarisait et la roula dans son sac. Lucie jeta un œil prudent vers les sommets. Face à elle, des cannelures qui n’en finissaient plus, des nuages à portée de main, le bleu du ciel en lutte avec le blanc aveuglant des reliefs. Le jeune homme attira son attention :

— Je sais que ça change de Paris ou du Nord, mais il va falloir y aller.

— Ça a aussi son charme, une barre HLM.

Marc la tira vers lui, jusqu’au bord de la bouche sombre.

— Un petit saut d’un mètre nous ramènera sous le niveau du glacier. Ensuite, nous avons quelques pas à faire sur la glace, puis nous atteindrons un sol plat, en roche. Je vous préviens, il fait extrêmement froid là-dedans. Et c’était pire quand tout était bouché, quand aucun rayon ne passait. Pour tout vous dire, cette grotte n’avait pas vu la lumière du jour depuis trente mille ans.

— Trente mille ans ? Ça en jette.

— Très bientôt, son accès sera réglementé, voire interdit, alors profitons-en tant que les politiques locaux se battent pour savoir qui aura la mainmise dessus.

Il s’engagea le premier. Assis sur une marche de glace, il se laissa glisser vers la gueule peu rassurante. Froissements de tissu, de vêtements. En contrebas par rapport à la jeune femme, il tendit la main vers le haut.

— Allez, venez.

À son tour, Lucie sauta dans la machine à remonter le temps. Derrière elle, les strates bleutées, accumulées et compressées depuis des siècles, se chevauchaient comme les couches d’un mille-feuilles. Le froid se plaqua instantanément sur son visage, son cou, sur le moindre espace de chair non protégé. La buée que son corps et sa bouche exhalaient, dessina des volutes dans un faisceau de lumière crue. Marc avait ôté ses lunettes. Il avait les yeux d’un bleu pur, plus clairs encore que ceux de Lucie. Dans l’intimité de ce lieu hors du temps, leurs regards se croisèrent pour la première fois.

— J’ai toujours imaginé les femmes dans la police plutôt… laides et baraquées.