Lucie écarquilla les yeux.
Des mains peintes en négatif apparurent. Des dizaines de mains épaisses, effrayantes, décalquées aux pigments rouges et ocre. Marc s’approcha de l’une d’elles et posa sa propre main sur le dessin.
— C’est le premier geste qu’Éva Louts a fait en arrivant ici.
— Des mains droites… Des tas de mains droites…
— En effet. Les hommes préhistoriques étalaient leur main droite et soufflaient des pigments dans un tube qu’ils tenaient avec leur main directrice. Ceux-là étaient donc gauchers…
Lucie considéra les œuvres picturales, le nez dans le blouson, les bras croisés pour se réchauffer. Elle imaginait ces hommes de l’âge de pierre, primitifs, déjà animés par la volonté de transmettre leur savoir, leur culture tribale, en laissant la trace de leur passage. Une mémoire collective, qui datait de dizaines de milliers d’années.
— Louts n’a pris que quelques photos. Mais cette découverte n’était que l’apéritif, si je puis dire. Ce qui l’intéressait vraiment se trouve derrière vous, sur l’autre paroi.
Lucie se retourna.
Son faisceau dévoila alors l’inimaginable.
La fresque rupestre représentait un troupeau d’aurochs. Douze animaux galopant, aux tons rouges, noirs, jaunes, qui semblaient fuir un hypothétique chasseur. Le trait était net, précis, loin de l’archaïsme souvent associé à ces hommes préhistoriques.
Les aurochs avaient été peints à l’envers.
Comme dans la cellule de Grégory Carnot.
Abasourdie, Lucie s’approcha, fit glisser ses doigts sur la surface lisse. Ces êtres primitifs, situés à l’autre bout de l’échelle de l’humanité, lui parurent soudain bien plus proches. Comme s’ils lui chuchotaient à l’oreille.
— Quand m’avez-vous dit que cette grotte avait été découverte ?
— C’était pendant la saison de ski. En janvier de cette année. Curieux ces dessins à l’envers, n’est-ce pas ? Comment un Cro-Magnon ou des Neandertal – j’ignore quelle espèce a peint cela – auraient pu avoir cette lucidité d’esprit ? Et surtout, pourquoi peindre à l’envers ? Quel est le but ?
Lucie réfléchissait à plein régime. Grotte découverte en janvier 2010… Grégory Carnot avait été incarcéré en septembre 2009. Et d’après le psychiatre, il dessinait déjà à l’envers. Il ne pouvait donc pas être au courant de l’existence de cette fresque.
Il fallait se rendre à l’évidence. Deux individus, espacés de plus de trente mille ans, avaient été frappés par les mêmes symptômes. Et les deux étaient, à première vue, des gauchers.
Un cas étrange, jamais rencontré par les neurologues, avait dit le psychiatre de l’hôpital. Lucie en découvrait deux en moins de deux jours. Deux cas séparés par des millénaires et des millénaires.
Elle se sentit plus mal à l’aise encore, avec le sentiment de violer une sépulture. Que s’était-il passé dans cette grotte ? Les hommes de glace s’étaient-ils laissé surprendre par le froid, la tempête, le manque de nourriture ? Que faisaient un homme de Cro-Magnon et la famille de Neandertal au beau milieu de la montagne ? Ces deux espèces se côtoyaient-elles, malgré l’hypothèse du génocide ? Se reproduisaient-elles entre elles, en dépit de leurs différences génétiques ? Leur croisement donnait-il naissance à des monstres ? Avons-nous, au cœur de nos cellules, un peu de Neandertal ?
Lucie pensait à Éva Louts, qui avait voulu voir de ses propres yeux ces dessins, probablement publiés dans des revues spécialisées. Peut-être avait-elle voulu sentir ces êtres d’un autre âge. Comprendre leur mode de fonctionnement, et la signification de ces peintures.
Qu’avait déclenché cette découverte chez elle ? Qu’en avait-elle déduit ? Cela avait-il un rapport avec son assassinat ?
Pleine d’interrogations, Lucie revint vers Marc.
— Éva Louts ne vous a rien dit d’autre ?
— Non. Elle a pris ces dessins en photo, puis nous sommes redescendus. Elle m’a ensuite payé et a repris la route. Je ne l’ai plus jamais revue.
Lucie resta quelques secondes dubitative, essayant de se mettre à la place de l’étudiante. Serait-elle directement retournée sur la capitale, après cette simple visite et quelques photos ? N’aurait-elle pas eu la curiosité de se rendre au laboratoire de paléogénétique, à la rencontre de ces êtres préhistoriques ? D’autant plus que Lyon était sur le trajet du retour.
À l’évidence, l’étudiante s’était livrée à un sinistre face-à-face avec quatre êtres d’un autre âge, qui avaient traversé l’éternité et gardé leurs secrets dans les ténèbres d’une grotte destinée, sans doute, à ne jamais être découverte.
18
À la lisière du Ve arrondissement, le Jardin des plantes, les matins de septembre, offre un spectacle magique. Une lumière rousse, de celles qui marquent la fin de l’été, tombe inclinée sur les frondaisons des gros cèdres centenaires et vient goutter sur les feuilles. Les joggers disparaissent dans les chemins encore humides des pluies de la veille, les jardiniers commencent à tailler les arbustes en prévision des saisons plus rudes. Tout incite au calme, au repos. À cette période de l’année, les groupes scolaires parisiens n’ont pas encore la haute main sur le parc et ses musées.
Sharko et Levallois pénétrèrent dans le hall de la Grande Galerie de l’Évolution, un bâtiment massif jailli d’une autre ère. Au-dessus d’eux, l’immense verrière laissait passer une luminosité orangée, qui se répandait à travers les trois niveaux organisés autour d’une nef centrale. Sans même pénétrer au cœur du musée, on distinguait des squelettes étranges, des têtes de girafes naturalisées, des centaines de vitrines abritant les espèces animales. La vie, ici plus qu’ailleurs, avait décidé de se mettre à nu.
Clémentine Jaspar attendait devant l’accueil, une grosse pochette cartonnée entre les mains. La primatologue portait un pantalon marron à pinces et une chemise kaki à larges poches, si bien qu’on aurait pu aisément la prendre pour un guide ou une randonneuse paumée en plein milieu de la capitale.
Les flics la saluèrent. Sharko lui adressa un sourire sincère.
— Comment va Shery ?
— Elle a toujours du mal à s’exprimer. Elle mettra du temps à s’en remettre, à son âge avancé. Et il n’y a pas de psy pour les chimpanzés.
Elle botta rapidement en touche.
— Et votre enquête, ça avance ?
— Pas mal, oui. Pour le moment, on récolte un maximum d’éléments, avant de tirer les conclusions qui s’imposent.
Le commissaire hocha le menton vers la pochette.
— En fait, je compte surtout sur ce que vous allez me raconter au sujet de cette thèse.
Jacques Levallois, resté légèrement en retrait, donna une petite tape sur l’épaule de son collègue.
— Je vais essayer de trouver le directeur ou quelqu’un qui pourra me fournir des infos sur le fossile. À tout à l’heure.
Jaspar le regarda s’éloigner, puis s’orienta vers les tourniquets.
— Allons dans la galerie, si vous voulez bien. Je crois qu’il n’existe pas un meilleur endroit pour que je vous explique de quoi il retourne.
Alors que Sharko sortait son portefeuille pour s’acheter un billet, elle lui en tendit un.
— J’ai mes petits privilèges, ici. C’est un peu ma seconde maison.
Le commissaire la remercia. Il habitait la région depuis plus de trente ans et pourtant, il n’avait jamais mis les pieds dans ce musée, ni dans la plupart des musées parisiens, d’ailleurs. Lui, il était plutôt prison, tribunal, hôpital psychiatrique. Ronde macabre d’établissements qui avait rythmé sa vie.
Ils franchirent les barrières et pénétrèrent dans la nef. Ils évoluaient entre des reproductions grandeur nature de requins, d’éléphants de mer, de raies géantes. Le plus impressionnant était ce squelette de baleine suspendu, démesuré, qui exposait clairement les mystères de la nature. Par quel secret magique avaient été façonnées ces vertèbres gigantesques, presque aussi grandes et lourdes qu’un homme ? Y avait-il une quelconque finalité, derrière tant de perfection ?