— Vos ancêtres ont traversé les guerres, les famines, les catastrophes naturelles, la peste, les grands fléaux, pour toujours faire naître des bébés, qui ont grandi, et qui eux-mêmes ont propagé ces gènes extraordinaires, encapsulés dans de si petites cellules, jusqu’à vous. Vous rendez-vous seulement compte du combat invisible de nos générations passées, pour qu’aujourd’hui, vous et moi puissions discuter ? Et c’est le cas pour chacun des sept milliards d’hommes qui peuplent notre planète. Des êtres incroyablement adaptés…
Ses mots résonnaient d’une façon particulière dans cet endroit. Le flic se sentit perturbé, touché. Il pensait à sa petite fille Éloïse, morte, renversée par une voiture. Son sang, ses gènes, ces milliers d’années d’effort de ses ancêtres, pour en arriver à un brusque arrêt de sa lignée. Il mourrait sans personne derrière lui, sans prolonger son propre fleuve de vie. Était-il un échec, un être inadapté, le résultat d’un épuisement, que la nature, le hasard, la coïncidence, avaient jugé bon de jeter à la poubelle ?
Sans motivation, il essaya de se raccrocher aux paroles de la primatologue, à son enquête. Seul le goût du sang, l’odeur de la traque, parvenaient encore à l’apaiser et à lui faire oublier tout le reste.
— Où voulez-vous en venir ?
— À la thèse de Louts. Si les gauchers existent, il y a une raison, comme les phalènes blanches et noires ont des raisons d’exister. Et l’étudiante a trouvé cette raison. Ce qui l’a mise sur la piste était depuis le début sur une photo accrochée dans sa chambre. Dans le sport même qu’elle avait pratiqué intensément : l’escrime. L’évidence se cache souvent sous nos yeux.
Le commissaire songea au cadre qu’il avait décroché lors de la fouille chez l’étudiante. Deux panthères armées, qui se défiaient à coups de fleurets. Des gauchères… Jaspar s’était mise à marcher de nouveau, direction l’espace de l’Arctique. Animaux à fourrure blanche, pour passer inaperçus et être protégés du froid, mammifères dotés d’une épaisse couche de graisse… Des exemples criants d’adaptation à l’environnement.
— Éva Louts a dressé des statistiques très précises. Les références, les sources de ses informations, les dates de rédaction se trouvent dans sa thèse : dans les sports très interactifs, où l’affrontement peut être considéré comme une forme particulière de combat, la fréquence de gauchers atteint presque 50 %. Que ce soient la boxe, l’escrime, le judo. Plus les adversaires s’éloignent l’un de l’autre, et plus cette proportion diminue. Elle reste importante au ping-pong par exemple, mais retombe dans les normes au tennis et dans les sports collectifs où cette notion d’interactivité est amoindrie.
Jaspar ouvrit la thèse. Elle tourna quelques pages, dévoilant des photos d’empreintes de mains peintes sur des grottes.
— Avec ces constats, Éva a essayé de tracer la latéralité à travers les époques. Elle a découvert que la majeure partie des peintures rupestres datant du paléolithique ou du néolithique avait été réalisée par des gauchers. Les empreintes en négatif, faites à base de pigments soufflés par la bouche, sont des mains gauches dans 179 cas, contre 201 pour les mains droites, soit presque 40 %. Ce qui laisse entendre que, dans des temps reculés, ceux des premiers hommes, il y avait beaucoup plus de gauchers qu’aujourd’hui, et qu’au fil des siècles, l’Évolution a eu tendance à les faire disparaître, comme elle l’a fait avec les phalènes noires.
Elle continua à tourner les pages de la thèse. Des photos apparurent.
— Ensuite, Éva est allée dans des musées, des centres d’archives, elle a récupéré tout un tas de copies de documents datant d’époques lointaines, s’intéressant au règne des Goths, des Vikings, des Mongols. Des peuples réputés pour leur violence sanguinaire… Regardez les photos de leurs outils d’époque, de leurs armes. Louts s’est focalisée sur leur forme, le sens de rotation des forets dans le matériau, les marques d’usure liées aux dents sur les cuillères en bois, qui sont différentes selon qu’on amène la cuillère à la bouche avec la main gauche ou avec la main droite…
Elle pointa son index sur les traces caractéristiques.
— En examinant ces collections, elle a pu estimer la proportion de gauchers de ces peuples violents, pour se rendre compte qu’elle était beaucoup plus importante que chez les autres peuples de la même époque. L’étudiante a réalisé un travail titanesque, exigeant énormément de documentation, de fouilles, de rencontres, et surtout d’intelligence. Qui aurait pu voir une chose pareille et creuser dans de telles directions ? Éva ne devait plus dormir beaucoup, et je comprends cette cassure des rapports avec son directeur de thèse. Elle était sur quelque chose d’énorme, une grande découverte pour la biologie évolutive.
Sharko tendit les mains, Jaspar y déposa quelques photocopies. Il visualisa les schémas, les chiffres, les photos. À mesure qu’il tournait les pages, Jaspar commentait.
— Ici, une autre grosse rubrique, tout aussi intéressante, qui montre l’évolution du travail d’Éva jusqu’à notre société contemporaine. Pour tirer de nouvelles conclusions, elle s’est basée sur les taux d’homicides de ces cinquante dernières années d’une ville considérée comme l’une des plus violentes du monde, Ciudad Juárez, au Mexique. J’ignore d’ailleurs comment elle a obtenu ces informations, elles semblent venir directement des registres de la police mexicaine.
Sharko se passa une main devant la bouche. Un pan du mystère s’éclaircissait, le voyage au Mexique allait probablement trouver son explication.
— Elle est allée sur place une petite semaine avant d’arriver à votre centre, à la mi-juillet, confia-t-il. Nous avons retrouvé des réservations de vol.
Jaspar manifesta quelques secondes sa surprise.
— Aller si loin pour obtenir des informations. Elle était remarquable.
— Et que cherchait-elle dans ces registres ? Des gauchers, là aussi ?
— Exactement. Elle voulait savoir quelle était la proportion de gauchers parmi ces criminels extrêmement violents, vivant dans un environnement tout aussi violent. Y en avait-il autant qu’au temps des Barbares ? Sortait-on des statistiques qui donnent dans nos civilisations contemporaines, globalement, un gaucher pour dix droitiers ?
Sharko étala des pages et des pages de données, l’œil interrogatif, et la coupa avant qu’elle poursuive ses explications.
— Expliquez-moi à présent, s’il vous plaît. Ces sportifs, ces hommes préhistoriques, ces Barbares… Des gauchers, certes, dans de grandes proportions par rapport à la moyenne. Et alors ? Vous me parliez de violence. Où et comment intervient-elle là-dedans ?
Ils progressaient sur l’étage dédié à l’Évolution à proprement parler. Derrière une vitre, une large bibliothèque présentait des ouvrages de Lamarck, Joffrin et Darwin dont le livre, L’Origine des espèces, était ouvert. Le papier était jauni, l’écriture, magnifique. Jaspar sembla s’extasier devant l’ouvrage. Elle caressa la vitre, puis revint à son interlocuteur.
— Éva a découvert que dans les sociétés violentes, où le combat domine, être gaucher présente un énorme avantage pour la survie.
Jaspar laissa le temps à Sharko de digérer l’information, avant de poursuivre.
— D’après ses écrits, si les gauchers existent, c’est parce qu’ils se battent mieux. Ils bénéficient d’un avantage stratégique lors des combats, celui de l’effet de surprise. Lors d’un affrontement, le gaucher prend l’avantage parce qu’il a l’habitude de s’opposer à un droitier, tandis que le droitier est déboussolé par quelqu’un qui préfère se servir de la main ou du pied gauche. Il ne voit pas venir les coups. C’est donc parce qu’ils sont moins nombreux, moins connus, que les gauchers prennent l’avantage.