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— Tu pourras la poser sur mon bureau ? Je vais y jeter un œil.

Il partit sur la gauche, vers les grands jardins.

— Le scooter est de l’autre côté, Franck.

Sharko se retourna.

— Je sais, mais je rentre à pied et passe vite fait chez le coiffeur. Et puis, je pense avoir bien compris cette histoire d’Évolution. On a des jambes, c’est probablement pour marcher avec. À force de prendre des voitures ou des moyens de transport, il est évident qu’elles vont finir par disparaître.

19

Lucie avait repris la route après le repas du midi. Le sympathique propriétaire italien des Dix Marmottes lui avait concocté un splendide risotto de crozets qui allait, sans aucun doute, la faire tenir jusqu’au soir. Elle ne regrettait pas d’être assise depuis plusieurs heures au volant. La descente du glacier s’était faite dans la douleur, avec une méchante crampe au mollet qui l’avait clouée dans la glace cinq bonnes minutes. Mais l’aller et retour tout là-haut en avait valu la peine. Lucie était sur les traces de quelque chose, une bizarrerie préhistorique qui allumait en elle un tas de petits clignotants.

Au fil du trajet, les reliefs s’étaient tassés, les gorges, élargies, jusqu’à chasser les Alpes en arrière-plan. Place aux vallons, aux champs en pente, aux fleuves nerveux. En cette fin d’après-midi, Lyon apparut comme un rocher noir sur un lac de braises : une ville bouillonnante, vibrante. Les travailleurs rentraient chez eux, encombrant le périphérique au-delà du raisonnable. Une vie réglée au millimètre, où chacun, une fois à la maison, accorderait quelques heures à sa femme, ses enfants, Internet, avant d’aller se coucher, les soucis du lendemain plein la tête. Lucie prit son mal en patience, en profita pour appeler sa mère. Elle savait Juliette à son cours de musique, la gamine apprenait le solfège depuis deux ans. Elle demanda à Marie de l’embrasser pour elle, lui dire combien elle l’aimait. S’occupait-elle bien de Klark ? Elle donna quelques nouvelles, expliquant simplement qu’elle réglait un vieux problème, puis raccrocha rapidement. Il lui fallut encore une bonne demi-heure pour s’extirper de cette glu et s’engager dans le VIIe arrondissement de la ville.

À proximité de sa destination, elle constata l’arrivée d’un nouveau message sur son écran de cellulaire. Encore Sharko, qui demandait des nouvelles. C’était au moins le quatrième SMS. Un peu exaspérée, elle répondit rapidement qu’elle allait bien, et qu’elle approfondissait les recherches, sans donner davantage de détails.

Lucie doubla le fameux stade Gerland, où s’amassaient déjà des supporters bigarrés, avec leurs drapeaux marqués du sceau de l’Olympique Lyonnais. Elle prit conscience qu’on était mercredi et qu’il s’agissait peut-être d’un match décalé de première division. Bientôt, les rues et les bars seraient pris d’assaut. Elle dénicha une petite place dans la rue Curien, à proximité de l’École normale supérieure. Elle put apercevoir, sur sa gauche, la Saône qui rejoignait le Rhône pour former la Presqu’île. L’endroit pullulait d’étudiants, au cœur de bâtiments design : architecture fuyante, vitres teintées, lignes pures. À l’inverse d’un Lille plat et rougeoyant de par ses constructions en briques, Lyon offrait une impression de chaos maîtrisé, tant dans le relief que les couleurs vives.

Durant le trajet, Lucie était parvenue à se mettre en contact avec le secrétariat de l’Institut de génomique fonctionnelle et à décrocher, toujours sous sa casquette de flic, un rendez-vous avec Arnaud Fécamp, l’un des chercheurs de l’unité CNRS qui avait accueilli les hommes de glace. Le scientifique travaillait sur la plate-forme Palgène, unique en Europe, et spécialisée dans l’analyse de l’ADN fossile. En ligne, il avait confirmé ce que Lucie pensait : Éva Louts était bien venue dans ces laboratoires voilà dix jours.

Elle regagna à bonne allure le parvis René Descartes et pénétra dans le bâtiment, un impressionnant bloc de béton et de verre sur quatre étages, abritant toutes sortes de spécialités scientifiques liées au vivant : biologie, phylogénie moléculaire, développement postnatal… À l’extrémité droite du hall, deux grosses torsades bleue et rouge s’élevaient de plusieurs mètres : le symbole représentait la structure en double hélice de l’ADN. Lucie se rappelait vaguement ses cours de biologie de terminale, notamment les noms des quatre types de « barreaux » de cette gigantesque échelle hélicoïdale, barreaux formés des lettres G, A, T, C : guanine, adénine, thymine, cytosine. Quatre bases azotées, communes à tous les êtres vivants, et dont les combinaisons alambiquées, formant entre autres les gènes et les chromosomes, donnaient des yeux bleus, le sexe féminin ou les maladies génétiques. Lucie put lire une inscription, au bas de cette curieuse construction : L’ADN se cache depuis des millions d’années dans nos cellules. Nous sommes en train de le dérouler.

Tout était propre, immaculé, parfait : Lucie eut l’impression d’évoluer dans un décor de science-fiction, où les employés ne seraient que des robots. Arnaud Fécamp, fort heureusement, n’avait rien d’un être fait de boulons. Il était même, pour ainsi dire, bien en chair. À l’étroit dans sa blouse, il était plus petit que Lucie et avait les cheveux extrêmement courts, d’un roux flamboyant. Visage rond, lisse, malgré des rides prononcées au front. Des mains boudinées, parsemées de taches de rousseur. Difficile de donner son âge, mais Lucie l’estima à une bonne quarantaine d’années.

— Amélie Courtois ?

— Oui.

Il lui serra la main.

— Ma responsable est en réunion, c’est moi qui m’occuperai de vous. Si j’ai bien compris, vous enquêtez sur cette étudiante que nous avons reçue il y a peu ?

Alors qu’ils montaient dans un ascenseur ultraperfectionné – avec une voix féminine qui indiquait les étages – Lucie lui expliqua la raison exacte de sa visite : l’assassinat d’Éva Louts, la visite au glacier, son passage par Lyon voilà quelques jours… Fécamp accusa le coup. Ses grosses joues rouges tremblotaient à cause des vibrations de l’ascenseur.

— J’espère sincèrement que vous retrouverez l’assassin. Je ne connaissais pas particulièrement cette étudiante, mais on n’a pas le droit de faire des choses pareilles.

— Nous aussi, nous l’espérons.

— Je regarde souvent les séries télévisées. Les vieux trucs, Maigret et compagnie. Si le 36 quai des Orfèvres est sur le coup, c’est que ça doit être très sérieux.

— Ça l’est.

Lucie restait volontairement évasive, procédurale. Elle ne voulait pas trop en dire sur l’enquête et de toute façon, elle disposait de très peu d’éléments, et pour cause : elle n’était pas plus flic que lui.

— Parlez-moi d’Éva Louts.

— Comme beaucoup de chercheurs ou d’étudiants concernés par l’Évolution de la vie, elle était simplement venue ici pour voir les fameux hommes des glaces, prendre quelques photos et des notes.

— Savez-vous dans quel cadre ?

— Des recherches sur Neandertal, je crois. Du classique. Je pense que vous n’apprendrez pas grand-chose de plus, malheureusement.

Encore une fois, Louts avait prétexté des recherches sur l’homme de Neandertal, souhaitant peut-être cacher la réelle motivation de sa visite. Une fille prudente, estima Lucie, qui savait ne pas attirer l’attention. La porte s’ouvrit sur un long couloir au linoléum bleuté. Il régnait de vagues odeurs de produits désinfectants.

— On peut se rendre dans le bureau de ma chef, si vous le souhaitez. Nous serons plus à l’aise pour discuter.

— Ce serait dommage d’être sur place et de ne pas jeter un œil aux hommes des glaces. J’ai vraiment envie de voir à quoi ressemblent ceux que l’on pourrait considérer comme nos ancêtres.