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Il ouvrit.

Lucie reçut une bouffée glacée sur le visage.

Une chambre froide.

Une fois à l’intérieur, elle écarquilla les yeux et marqua un temps d’arrêt, avec une curieuse sensation au fond du ventre. Jamais elle n’aurait pu imaginer un cas de momification par le froid aussi spectaculaire. Complètement nus et emballés dans un film plastique transparent, les trois membres de la famille Neandertal étaient allongés les uns à côté des autres, légèrement recroquevillés. Le petit être se trouvait entre le mâle et la femelle. Derrière ses orbites vides, avec ses mâchoires flasques, décharnées, il semblait hurler. Le plus impressionnant était leur arcade sourcilière proéminente, leur crâne bombé vers l’arrière, en chignon, la face fuyant en museau. Les structures osseuses étaient massives, avec des membres courts, un corps trapu, ramassé. Les dents portaient des marques évidentes d’usure, certaines étaient d’ailleurs brisées et noirâtres. Lucie s’approcha encore, parcourue de frissons, et se pencha vers l’avant. Elle plissa les yeux. Sur les ventres morts et secs, elle remarqua de larges entailles, profondes, semblables à des bouches furieuses. L’enfant n’avait pas été épargné non plus.

— On dirait bien des lacérations ? demanda-t-elle derrière son masque.

Le scientifique tendit le menton vers une autre table, à gauche de Lucie.

— Oui. C’est avec cet outil que l’homme de Cro-Magnon les a massacrés.

Lucie sentit ses muscles se tendre, et l’adrénaline lui fouetter le sang.

Un massacre.

Cette famille avait été l’objet d’un massacre. Cela paraissait à présent évident. Les coups avaient été trop nombreux, trop violents. Les plaies hurlaient sur la peau déshydratée. Lucie dut l’admettre : elle était en face de l’un des plus vieux crimes de l’humanité. Une violence jaillie des temps les plus reculés, qui avait traversé les millénaires sans jamais s’émousser.

Arnaud Fécamp lui montra l’arme du crime, qu’elle ausculta attentivement. Elle n’était pas plus longue qu’un avant-bras, et extrêmement effilée.

— Il s’agit d’un harpon en bois de renne, avec des barbelures qui accrochent et déchirent les intestins. C’est d’une solidité à toute épreuve, capable de percer d’épaisses couches de cuir ou de graisse. Quant à son efficacité, vous vous en doutez… Redoutable.

Lucie observa l’arme taillée en finesse, et qui semblait élaborée dans l’unique but de tuer violemment. Était-ce la raison qui avait amené Éva Louts ici et auprès des criminels en prison ? Cette expression de la violence dans le temps ? Pourtant, a priori, l’étudiante n’enquêtait pas sur les tueurs en série, ni sur les criminels, ni sur la violence. Juste une étude sur la latéralité, avait assuré Sharko.

Perturbée par cette cruauté ancestrale, Lucie tourna sur elle-même.

— Où est le Cro-Magnon ?

Arnaud Fécamp se recula et baissa son masque. De la buée sortait de sa bouche à chaque expiration. Il soupira longuement, comme s’il refusait de dévoiler un secret.

— On nous l’a dérobé.

— Pardon ?

— Embarqué, volatilisé, ainsi que tous les résultats du séquençage de son génome. Il ne nous reste plus rien. Aucune donnée. Ça a été une catastrophe car, pour la première fois, nous possédions une séquence presque complète des gènes de notre ancêtre vieux de trente mille ans, Homo sapiens sapiens. Une succession de A, T, G, C qu’il ne restait plus qu’à lire, afin d’en recenser les gènes.

Lucie croisa les bras, morte de froid. Plus elle avançait dans ses découvertes, et plus le mystère s’épaississait. À ses lèvres affleuraient tant de questions.

— Pourquoi vous ne m’avez rien dit, tout à l’heure ?

— On évite de trop ébruiter l’information. On a eu une grande chance que les médias ne se soient pas intéressés à cette histoire. On ne voudrait surtout pas que cela se produise. Je compte d’ailleurs sur votre discrétion.

— Comment le voleur est-il entré ici ?

— Avec mon badge.

Fécamp ôta sa charlotte, écarta quelques cheveux roux et montra son crâne. Lucie remarqua les traces d’une cicatrice.

— Je me suis fait agresser un soir en rentrant chez moi, par deux types cagoulés. Ils m’ont contraint à revenir ici pour leur donner accès à tous nos échantillons sur le sapiens. Ils ont tout embarqué : les disques durs, les sauvegardes, les listings, et même la momie. Après leur vol, ils m’ont assommé et laissé pour mort.

— L’établissement n’est pas surveillé ?

— Il y a des caméras et des systèmes d’alarme. Si les caméras tournent toujours, certains systèmes d’alarme, eux, se désactivent en fonction du badge, afin de permettre le libre accès jusqu’au laboratoire concerné, car cela nous arrive de travailler la nuit. Les individus sont visibles sur les enregistrements, mais hormis deux têtes cagoulées, il n’y a rien à espérer.

— Quand cela s’est-il produit ?

Arnaud Fécamp renfila sa charlotte.

— Six mois environ après la découverte dans la grotte. Les policiers sont venus, tout cela a été consigné dans un rapport.

— Des pistes ?

— Aucune. Le dossier est au placard.

Lucie retourna auprès des hommes de Neandertal. Leurs orbites vides semblaient la dévisager. L’enfant avait de si petites mains. Il pouvait avoir sept, huit ans ? Il ressemblait à un être de cire, hideux, défiguré par les morsures du temps. Mais comme sa fille Clara, il avait été massacré. Lucie repensa à ce qu’avait dit le guide de haute montagne, au sujet de la théorie d’Éva Louts : le génocide de Neandertal par Cro-Magnon. Elle avait devant elle un exemple flagrant de massacre, qui paraissait des plus irraisonnés.

— Pourquoi les voleurs ne les ont-ils pas dérobés, eux ?

— Peut-être parce qu’ils ne sont pas les ancêtres de l’homme moderne ? Ils n’ont pas de rapport direct avec notre espèce et de ce fait, leur génome est beaucoup moins intéressant. En fait, ce n’est qu’une supposition. J’en ignore complètement la véritable raison.

— Éva Louts était-elle au courant de ce vol avant de venir ici ?

— Non. Elle a été tout aussi surprise que vous.

Lucie se mit à aller et venir, se frottant les épaules pour se réchauffer.

— Excusez-moi si je n’ai pas encore compris toutes les subtilités, mais… quel est l’intérêt de voler le génome de Cro-Magnon ?

— C’est absolument énorme dans la compréhension des secrets de la vie et de l’évolution d’Homo sapiens sapiens, notre espèce.

Il s’approcha des momies, les observa avec une étrange tendresse.

— Vous rendez-vous compte ? Nous possédions là l’ADN de notre ancêtre. Des centaines de millions de séquences génétiques, qui renferment les secrets de la vie préhistorique. L’ADN est la cartographie fossile de l’Évolution, c’est la boîte noire d’un avion, si vous voulez. Quels gènes possédait Cro-Magnon que nous ne possédons pas ? Lesquels ont muté durant ces milliers d’années, lesquels sont restés intacts ? Quelle était leur fonction ? La momie possédait-elle des agents infectieux connus ou inconnus, qui donneraient un aperçu du niveau de santé de l’époque par exemple, ou qui nous feraient découvrir d’anciens virus, fossilisés eux aussi dans l’ADN ? En comparant lettre à lettre notre génome à celui de Cro-Magnon, nous aurions été capables de comprendre mieux encore, les grandes stratégies de l’Évolution sur ces trente mille dernières années.

Lucie ne saisissait pas, pour l’instant, toutes les finesses de ces explications, mais elle pouvait admettre que l’enjeu scientifique en valait sans doute la peine. Elle préféra reparler de choses concrètes.

— J’aimerais me mettre quelques minutes à la place d’Éva Louts… Elle se trouve ici, face aux momies de Neandertal. Quelle est sa réaction ? Que cherche-t-elle précisément ?