Lucie écoutait avec attention, presque incrédule. Elle allait entendre l’analyse d’une scène de crime vieille de trente millénaires. La police scientifique moderne n’aurait pas fait mieux.
— Tout d’abord, les analyses d’ADN fossile ont prouvé que nous avions bien affaire à une famille de Neandertal. Le père, la mère, le fils, dont l’ADN comportait le bagage génétique des deux êtres qui l’accompagnaient. L’homme avait environ trente-trois ans, ce qui était quasiment l’âge limite à cette période.
— Trente-trois ans ? Ils mouraient extrêmement jeunes.
— Et se reproduisaient très tôt, en conséquence, entre quinze et vingt ans. Les caractéristiques de l’Évolution biologique étant de…
— … perpétrer les gènes et assurer la survie du plus apte, si j’ai bien compris. Ils devaient absolument se reproduire avant de mourir.
— En effet. À l’époque, cependant, rares étaient les individus qui passaient l’âge de sept ans. Les conditions de vie étaient extrêmement rudes, chaque maladie, chaque blessure était souvent fatale. Jamais la sélection naturelle n’a été aussi intransigeante. On a relevé pour chaque membre de notre famille des traces de rachitisme, d’arthrite, d’abcès dentaires, de nombreuses fractures, ce qui ne les a pas pourtant empêchés de survivre. Ils étaient solides. L’analyse des fossiles de pollen trouvés dans leurs intestins a montré qu’il s’agissait de pollen de hêtre. En combinant ce résultat à l’analyse des isotopes, nous avons pu reconstituer l’endroit où cette famille a passé une grande partie de sa vie : dans les Alpes du Sud, à la frontière italienne. Nous pensons qu’elle était en migration, peut-être à cause du grand froid. À cette époque, les avatars climatiques ont réduit à peu de chose le peuplement humain de l’Europe, dispersant les tribus. Cette famille voulait assurément rejoindre une région bénéficiant d’un climat plus favorable, le nord des Alpes dans un premier temps, puis les plaines, s’ils en trouvaient la force et le courage. Ils avaient des armes, de la nourriture, des conteneurs utilisés pour les longues marches, des vêtements en peau de bête. Ils ont habité cette grotte probablement plusieurs jours, comme en témoignent les nombreux restes de feu, d’excréments, les ossements d’animaux. L’homme en a profité pour tailler des outils, chasser. Ils attendaient la fin des intempéries avant de reprendre la route… Jusqu’à l’arrivée de l’intrus.
— Cro-Magnon.
— En effet. Notre futur homme moderne et civilisé. Homo sapiens sapiens…
Son ton était, à présent, teinté d’amertume.
— Nous ignorons le pourquoi de la présence de cet individu isolé, à cet endroit. A-t-il repéré les traces de pas dans la neige et les a-t-il suivies ? Était-il en migration lui aussi, ou en fuite ? Avait-il été chassé de son village, condamné à l’exil ? Toujours est-il qu’il disposait de très peu de matériel, contrairement à Neandertal. Juste un itinérant. Un marginal.
Le ton avait changé. Dassin parlait à présent avec passion, vivait son récit. Lucie n’éprouvait aucune difficulté à visualiser la scène de l’époque : des conditions climatiques atroces, des êtres courbés combattant le souffle du vent et les flocons. Des chasseurs qui souvent mouraient de faim ou de froid, quand les blessures, les infections ne les tuaient pas. Une époque qui avait dû être l’enfer sur terre. Pourtant, ces êtres s’étaient démenés, poussés par une force reproductrice inébranlable, ce qui nous a permis d’exister aujourd’hui.
— Le feu, l’odeur de viande séchée ou de poissons d’eau douce l’attirent. Lorsqu’il pénètre dans la grotte, le mâle Neandertal se lève, prend une arme. Il a peur pour les siens. Qui pénètre sur son territoire ? Les récentes recherches en paléontologie et paléoanthropologie ont montré que Neandertal n’était pas cet être arriéré, grotesque, sujet de toutes les moqueries. Il enterrait ses morts, jouait de la musique, cultivait une certaine forme d’art primitif. Il n’était pas, non plus, forcément agressif et violent. Nous ne pensons pas qu’il ait déclenché les hostilités. Il a dû y avoir un échange de signes, de sons, d’articulations, signalant clairement à Cro-Magnon de poursuivre sa route.
Dassin désigna les différents gros plans des corps figés.
— Les trois Neandertal, y compris l’enfant, présentaient des marques défensives sur leurs avant-bras, ils n’ont pas été surpris mais ont été attaqués de front par Cro-Magnon. Ils ont littéralement été massacrés, sans demi-mesure. Frappés encore, et encore, à coups de harpon. Bras, flancs, jambes. Tout y est passé.
Lucie fronça les sourcils, puis porta une main sur son crâne. Elle imaginait parfaitement la scène. Une famille réunie autour d’un feu. Une ombre qui s’approche, arme à la main. Puis le massacre. Un instant bref, d’une violence explosive. On tue d’abord l’homme, puis la femme. L’enfant, apeuré, est recroquevillé dans un coin. L’ombre s’approche, couverte de sang et de peaux de bêtes, elle brandit son arme et frappe, frappe, frappe, sans aucune pitié.
Éprouvée, Lucie ferma les yeux. Dès lors, les images de ses cauchemars récurrents lui revinrent en tête, à l’identique. La salle d’autopsie géante… Les centaines de corps carbonisés…
Dassin constata son trouble et se pencha par-dessus le bureau.
— Ça va, mademoiselle ?
Lucie rouvrit les yeux et acquiesça. Ses mains s’étaient mises à trembler, elle les glissa entre ses jambes. Elle aurait bien bu un grand verre d’eau, respiré un bon bol d’air frais et regardé le petit médaillon transparent au fond de sa poche.
— Oui, oui. Continuez, je vous en prie.
— Cro-Magnon, quant à lui, présentait très peu de marques de blessures. Il a largement dominé le combat. Pourtant, Neandertal n’est pas un faiblard. Un mètre soixante, quatre-vingts kilos de muscles, vous avez là des chasseurs exceptionnels, très puissants, aux membres lourds et à la grande force, qui se sont fait massacrer par un individu plus grand et certainement encore plus féroce qu’eux. Se passe ensuite un épisode que nous avons du mal à saisir. C’est la fresque rupestre de ces aurochs inversés.
— C’est donc Cro-Magnon qui les a peints ?
— Après le massacre, probablement. Il a utilisé des pigments et a tranquillement réalisé son ouvrage, tandis que les corps gisaient à ses pieds. Je n’avais jamais vu une telle peinture de ma vie. Une pure curiosité scientifique, qui suscite bien des débats. Et personne n’a réellement la réponse au jour d’aujourd’hui.
— Peinte par un gaucher, là encore.
Dassin inclina la tête.
— Éva Louts m’a aussi fait cette remarque. Vous semblez avoir les mêmes réactions qu’elle.
— J’essaie de me mettre dans sa peau et de bien mener mon enquête.
— Je confirme, il s’agissait d’un gaucher, en témoignent les mains en négatif qu’il avait aussi peintes sur la caverne. Cro-Magnon voulait assurément s’approprier cette grotte. Par la suite, nous pensons qu’il y a eu une grosse avalanche, qui a piégé le sapiens à l’intérieur de la grotte et immédiatement congelé les corps, évitant toute dégradation de l’ADN. Les couches de glace qui obstruaient l’entrée ont exactement le même âge que nos momies. Cro-Magnon y est mort congelé ou de faim, dans le noir, au beau milieu du carnage qu’il avait réalisé pour une raison que nous ignorerons probablement toujours et qui prouve, déjà, qu’il n’était pas un être paisible et peu belliqueux comme continuent à l’affirmer certains. Cela remet en cause pas mal d’idées en place, et ramène au-devant de la scène l’extinction de Neandertal par une domination de sapiens.