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Elle soupira, empilant des feuilles.

— Au moins, nous savons de qui nous tenons. Si beaucoup de choses ont évolué, la violence, elle, est restée intacte, traversant les millénaires. Comme si elle se propageait de façon verticale.

— De façon verticale, vous voulez dire génétique ? Le fameux gène de la violence, transmis de père en fils ?

La scientifique réagit comme si elle avait entendu un blasphème.

— J’ai dit « comme si ». Le gène de la violence n’est qu’un artifice, poussé par le délire de quelques-uns. Il n’existe pas.

Lucie avait déjà entendu parler de cette histoire de gène de la violence, comme le syndrome XYY par exemple : dans les années cinquante, des chercheurs avaient émis l’hypothèse que nombre de criminels, auteurs de crimes atroces, avaient un chromosome Y supplémentaire. Évidemment, il ne s’agissait là que de pure spéculation qui s’appuyait sur une tare génétique, et qui avait été mise à mal par d’autres recherches. Depuis ce temps, toutes les théories qui avaient émis l’hypothèse de l’existence d’un gène de la violence avaient été ébranlées.

Lucie continua à observer attentivement les photos. Une scène de crime ultra-violente. Un tueur ancestral, qui n’avait épargné ni la femme, ni un enfant sans défense. Un massacre sans motif apparent. Une peinture étrange, réalisée à l’envers. Lucie ne parvenait pas à se détacher de l’image de Grégory Carnot, qui occupait le fond de sa tête. Ses yeux noirs, sa mèche plaquée sur son front, son regard de fou. Le fait qu’il fût un gaucher, aussi, très costaud. Tant de points communs avec l’horreur qui s’était produite, voilà si longtemps. Elle releva ses yeux bleus vers son interlocutrice.

— Éva Louts vous avait-elle signalé qu’elle avait vu un dessin inversé dans une cellule de prison ?

— Elle m’en a parlé, en effet. C’est d’ailleurs la raison qui l’a menée jusqu’à notre laboratoire, semble-t-il. Elle voulait également les explications que je viens de vous donner. Ce qui la subjuguait avant tout, c’était la violence et l’étrangeté de cette scène. Une scène qui n’avait rien de logique.

Lucie repensa à la cellule de Carnot. La terreur qu’elle avait éprouvée en découvrant le dessin à l’envers.

— Rien n’est jamais logique, quand il s’agit de crimes. Et… Est-ce que votre employé, Arnaud Fécamp, était présent lorsqu’elle vous a parlé de ce dessin inversé ?

— Absolument. Nous l’avons reçue à deux. Louts était extrêmement curieuse. Elle voulait tout savoir de cette découverte, elle nous a même enregistrés avec un dictaphone. Un véritable travail d’enquêtrice. Comme le vôtre aujourd’hui.

Lucie se recula un peu sur son siège. Fécamp lui avait menti sur plusieurs points. Les dessins inversés d’abord, dont il prétendait ne pas avoir entendu parler, puis l’intérêt de Louts pour cette histoire. Pourquoi ? Que voulait-il cacher ? Lucie se rappela l’ensemble des événements, depuis son arrivée dans l’établissement. Le chercheur s’était arrangé pour la recevoir, lui faire visiter rapidement les locaux, lui donner quelques explications purement scientifiques pour l’embrouiller, avant d’essayer de la renvoyer à ses pénates sans même lui montrer les momies. Peut-être ne s’attendait-il absolument pas à ce qu’un flic débarque dans son laboratoire, dix jours après la visite de Louts.

— Arnaud Fécamp m’a dit que les résultats concernant Cro-Magnon avaient été dérobés juste avant que vous ne commenciez à les exploiter, c’est bien cela ?

— Exactement. Peu de temps après le séquençage de son génome.

— Les voleurs sont arrivés pile au bon moment, pour ainsi dire.

— Au plus mauvais moment, je dirais plutôt.

Lucie n’ajouta rien, mais elle avait une petite idée derrière la tête. Elle se leva et salua la responsable du laboratoire. Avant de sortir, elle posa une dernière question :

— Vos employés finissent à quelle heure ?

— Ils n’ont pas vraiment d’horaires, mais de manière générale, vers 19 heures, 19 h 30. Pourquoi ?

— Juste comme ça.

Encore une petite heure à patienter, planquée dans sa voiture… Si Fécamp avait quelque chose à cacher, il allait probablement réagir.

— Une dernière chose : pouvez-vous me photocopier ces photos de la scène de crime, si je puis parler ainsi ? J’aimerais les conserver avec moi.

La femme acquiesça et s’exécuta.

Lorsque, quelques minutes plus tard, Lucie se retrouva dans le couloir, elle comprit qu’elle n’aurait même pas à attendre 19 heures.

En tenue civile, à l’autre bout de l’allée, le petit rouquin joufflu venait de disparaître précipitamment dans l’ascenseur.

Il paraissait poursuivi par le diable en personne.

21

Un volcan en éruption.

Drapeaux bleus et rouges qui fouettaient l’air. Écharpes dans les mêmes tons, tendues au-dessus des crânes en fusion. Hommes, femmes, enfants, qui avançaient par bancs compacts dans la même direction. Progressivement, les trottoirs se chargeaient de paquets de nerfs en route vers le stade. Sur l’asphalte, voies encombrées, coups de klaxons, pots d’échappement brûlants : pour les malheureux automobilistes, il fallait prendre son mal en patience.

Se frayant son chemin dans la foule, Arnaud Fécamp marchait vite. Tant bien que mal, Lucie essayait de le suivre, d’abord dans le sens de la masse, puis en luttant contre le flux une fois le stade dépassé. Bouches hurlantes, haleines chargées d’alcool, yeux rougis d’excitation. Dire que le match n’avait même pas commencé.

Soudain, le chercheur traversa rapidement l’avenue Jean Jaurès, alors que le feu tricolore passait au vert. En un clin d’œil, il disparut dans la bouche de métro Stade de Gerland qui vomissait des nuées de corps et de chevelures. Lucie se mit à slalomer entre les formes, courut jusqu’au trottoir et se retrouva bloquée par un serpent de voitures. Sans réfléchir, elle se faufila dans la circulation, déclenchant les insultes des chauffeurs déjà bien énervés.

Descente difficile des marches. Elle y allait à coups de coudes et d’excuses. Les gens criaient, chantaient, chahutaient, indifférents à sa petite présence. Elle se rua dans l’étroit couloir. Plus aucune trace du roux. Nulle chance de le retrouver avec un chahut pareil. Désemparée, Lucie chercha des indications, fendit la tempête en direction d’un plan. Par chance, la station était le terminus de la ligne B. Fécamp ne pouvait donc attendre son métro que sur un seul quai : celui en direction de Charpennes. Sans état d’âme, Lucie se plaqua derrière une dame au niveau des portillons et réussit à passer sans billet. La grande porte de Plexiglas se referma juste dans son dos. Elle se remit à courir.

Le rouquin se tenait bien là, au bord de la voie. Lorsque le métro déboula et ouvrit ses portes, il pénétra en premier et s’installa sur un siège. Essoufflée, Lucie entra dans la voiture voisine et ne le quitta plus des yeux. Discrètement, à travers les vitres, elle l’apercevait de profil et le moins que l’on pût dire était qu’il paraissait soucieux. Il fixait le sol, les yeux vides, et serrait les mâchoires.

L’homme descendit à Saxe-Gambetta et prit la ligne D, direction Vaise. Les rames étaient bondées, ce qui, pour une fois, servait Lucie. Avec un vrombissement, le train s’engouffra dans des tunnels, s’enfonça dans une fournaise d’acier brûlant. Odeurs de sueur rance, de gomme cramée.

Six stations plus loin. Un autre terminus. Gare de Vaise, l’une des six gares de Lyon. Fécamp descendit et reprit son rythme d’homme pressé. Protégée par des barreaux de bras et de jambes, Lucie engagea la poursuite. Elle le laissa s’éloigner dans les rues plus tranquilles, afin de s’assurer qu’il ne l’avait pas repérée. Dès qu’il bifurquait, elle courait jusqu’au coin de la rue, le laissant de nouveau prendre de l’avance. Malgré l’adrénaline, Lucie commençait à ressentir la fatigue. La sueur ruisselait dans son dos. Le glacier, la route, la course dans les rues de Lyon… Journée chargée, muscles en rupture. Ces derniers jours, sa vie avait pris un tournant à 180 degrés.