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Où allait le chercheur ? L’endroit n’avait rien à voir avec celui que Lucie venait de quitter une demi-heure plus tôt. Des grues hérissaient l’horizon. Les immeubles étaient tassés, monotones, et quand ils disposaient de balcons, ces derniers étaient encombrés de linge et de vélos. Presque plus de passants. Droit devant, se tendait un mur de barres HLM, semblant jaillir du sommet des arbres. Lucie voyait mal le chercheur habiter dans ce quartier fétide.

Arnaud Fécamp s’engagea boulevard de la Duchère, le long de ces cages à lapins qui suintaient la grisaille et la tristesse. Par petits groupes, des jeunes traînaient leurs grosses semelles. Casquettes, capuches, vêtements amples de rappeurs… Rapidement, sans relever la tête, le scientifique escalada une volée de marches et disparut dans l’un des halls de la HLM. Lucie accéléra le pas et, à son tour, s’immergea dans la misère. Dans les couloirs, ça puait la clope et le cannabis. Des ombres la passèrent en revue avec force sifflets et remarques désobligeantes. D’un geste instinctif, elle vérifia que son pistolet était bien en place dans sa poche. La tension montait et Lucie se surprit, le temps de reprendre son souffle, à se demander si elle ne ferait pas mieux de rebrousser chemin, rentrer chez elle, aux côtés de sa fille et de sa mère. Ce passé de flic qu’elle avait tenté d’enterrer resurgissait.

Devant elle, un ascenseur pourri. Au-dessus de la cage, des diodes, à moitié cassées, s’allumèrent successivement jusqu’au quatrième étage. Lucie prit l’escalier et grimpa les marches deux à deux. La brûlure dans ses mollets se réveilla.

Des voix d’hommes lui parvinrent, alors qu’elle attaquait les derniers mètres. Elle tenta de contrôler sa respiration, s’avança avec précaution, et se plaqua contre un mur, à bout de souffle, déjà.

Puis elle s’engagea dans le couloir dont une porte claqua.

Numéro 413.

Au sol, dalles de linoléum craquelées. Des murs crades, des portes en bois repeintes à la va-vite, des néons qui agonisaient. Les hordes de la misère. Lucie entendit un bébé pleurer, quelque part. Puis des rires d’enfants, d’autres claquements de portes. Elle s’avança. Les images, les vieux souvenirs affluaient. Les planques, les traques, les poursuites. La pauvreté et la déchéance la plus pure au fond des banlieues. Des gens, qui se tapaient dessus pour des histoires d’argent, d’alcool, d’adultère, et qui remplissaient les statistiques des homicides.

Dans l’appartement 413, elle entendait clairement deux hommes crier. Des mots allumèrent en elle un tas de voyants rouges : assassinat… Louts… flic…

Soudain, son cœur manqua un battement. Un cri. Puis un fracas de verre.

Une bagarre.

L’instinct du flic fut le plus fort. Immédiatement, Lucie fit jaillir son arme de sa poche, tourna la poignée de la porte et la poussa d’un coup sec.

Elle braqua le canon devant elle.

Arnaud Fécamp était couché sur le sol, au milieu du couloir, sa tête cernée d’éclats de verre. Devant lui, un homme serrait dans son poing un tesson de bouteille. Pantalon de jogging, torse nu, tatouages. Une vingtaine d’années, tout en nerfs.

— Police ! Tu bouges, et je t’explose la gueule ! Jette ton tesson !

Lucie repoussa la porte du talon. L’individu la regardait avec de grands yeux ronds. Des veines saillaient sur son cou maigre. Surpris, il lâcha son arme tranchante et leva les mains au niveau des pectoraux. Pas un poil sur son torse d’une blancheur de coke. Ou il se rasait, ou il était totalement imberbe.

— Hé ! C’est quoi ce bordel ?

Dans ce couloir étroit, Lucie essaya de contrôler son stress. Elle pria pour ne pas trembler. Trop tard pour reculer. Elle s’approcha d’une démarche ferme, enjamba le corps inanimé et poussa le jeune contre le mur.

— Assieds-toi.

Le type la défia du regard, sans obéir.

— Qu’est-ce que tu veux, salope ?

Sans réfléchir, Lucie leva son arme et cogna avec sa crosse, juste sur sa tempe droite. Un bruit creux. Le jeune se laissa glisser contre le mur, les deux mains sur le visage. Fouettée par l’adrénaline, Lucie jeta un coup d’œil rapide vers les pièces voisines. Sales, bordéliques. A priori, personne.

— Je dois répéter ? Tu vois cette arme, tête de con ? C’est un pistolet semi-automatique Mann, modèle 1919, calibre 6.35 mm, en excellent état de fonctionnement. Petit, léger, il passe inaperçu mais creuse des trous gros comme des grains de raisin. Je l’ai acheté à un collectionneur, ça m’évite de me servir de mon arme de service. Je suis seule, ici. Pas de collègue, rien. Personne pour me dire ce que je dois faire.

Le môme émit un son entre grognement et gémissement, puis sa voix se fit plus claire.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— C’est quoi, ton nom ?

Il hésita. Lucie approcha sa semelle de son entrejambe.

— C’est quoi ?

— David Chouart.

Elle recula, se baissa vers Fécamp, lui palpa la carotide. Assommé avec une bouteille de whisky bas de gamme. Chouart n’y était pas allé de main morte. Le tatoué semblait passablement éméché. Yeux injectés, haleine de fauve.

— Tu l’as bien cogné. Pourquoi ?

Le jeune se massa la tempe avec une grimace. Un hématome était déjà visible.

— J’ai déjà prévenu cet enfoiré que ça se passerait mal s’il remettait les pieds ici.

— Il y a des moyens plus tendres de s’y prendre. Éva Louts, tu connais ?

— Jamais entendu ce nom-là.

— Moi je viens de l’entendre dans le couloir, pendant que tu t’engueulais avec lui.

Chouart adressa un regard haineux vers l’homme couché.

— Ce type est taré. Il entre ici, m’accuse d’un meurtre. J’ai rien à voir avec ces conneries.

— Il a peut-être de bonnes raisons ? Parle-moi de ta relation avec lui. Quand vous êtes-vous connus, et à quelle occasion.

— Y a rien à dire.

Lucie se redressa et hocha le menton vers le corps immobile du chercheur.

— Lui, il parlera, en tout cas.

Elle sortit son téléphone portable.

— Dans moins de cinq minutes, je te colle toute la police lyonnaise au cul. Il vaut mieux que ça reste entre nous deux.

Chouart montra ses dents, à la manière d’un animal qui cherche à défier son adversaire.

— Je connais la musique. Tu vas les appeler quand même, de toute façon.

Lucie fouilla dans sa poche, puis lui balança un médaillon plastifié sur le torse.

— Je suis ici pour une raison personnelle.

Chouart considéra l’objet en plastique, la photo à l’intérieur, puis le rejeta aux pieds de Lucie, un sourire malsain aux lèvres.

— Tes filles ? T’es qui ? Une mère qui se fait justice ? Rien à foutre.

En un éclair, Lucie se précipita sur lui et lui colla l’arme au beau milieu du front. Elle respirait fort, son visage se tordait, son doigt oscillait. Soudain, la peur s’insinua dans le regard du type. Il se recroquevilla, serrant les dents.

— C’est bon ! C’est bon, je vais parler ! Arrête !

Lucie mit quelques secondes avant de relâcher la pression, le visage livide. Sa tête lui tournait. Elle avait été sur le point d’appuyer. Réellement appuyer. Jamais elle n’avait ressenti une sensation pareille, même au cours de ses enquêtes les plus noires. Qu’est-ce qui lui avait pris ? Elle se recula d’un pas. À présent, sa main tremblait un peu. Le jeune avait les yeux quasiment exorbités.

— T’es complètement barge, putain !

— C’est quoi, ton rapport avec la momie de Cro-Magnon ?

Le jeune était décomposé. Il savait qu’il n’avait pas affaire à un flic normal, mais à une véritable bombe ambulante.