Fécamp ne demanda pas son reste. Un peu titubant, il mit les voiles sans se retourner. Lucie se baissa, ramassa son médaillon, ne put s’empêcher de regarder la photo de sa fille avant de le rempocher.
Puis, à son tour, elle disparut à reculons, refermant doucement la porte derrière elle.
Avec une seule idée en tête.
Stéphane Terney…
22
Avec la thèse, les dates dont il disposait, les conclusions qui s’imposaient lentement, Sharko, aidé de Levallois, avait passé l’après-midi à tenter de retracer le parcours de l’étudiante, les mois précédant sa mort, et avait fait le point pour toute l’équipe Bellanger, dans un petit bureau exigu du 36.
L’été 2009, sous la houlette d’Olivier Solers, son directeur de thèse, Éva Louts entame un travail censé durer plus d’une année. L’un des sujets : étudier la latéralité chez les grands singes, dont prioritairement l’homme. Faire des observations, remplir des tableaux, tirer, si possible, des conclusions. Banal travail d’une étudiante en fin de cycle de biologie évolutive.
Les deux premières années semblent se passer sans problème. Tranquillement installée chez elle, Louts fait des rappels sur les théories évolutionnistes et la sélection naturelle. Elle cite des exemples clairs et facilement compréhensibles d’Évolution : le large thorax des Indiens des Andes, qui augmente leur capacité pulmonaire et leur permet d’extraire plus facilement l’oxygène raréfié. La morphologie longiligne des Soudanais du Sud adaptée à la dissipation de chaleur, celle, ramassée, des Inuits pour sa conservation. Les yeux bridés des Nord-Asiatiques, qui protègent leurs yeux du froid et de l’éblouissement provoqué par les rayons de soleil sur la neige…
Elle parle ensuite des comportements humains, de la latéralisation du cerveau, avec les hémisphères droit et gauche. Elle relate les difficultés à déterminer la latéralisation d’un individu : influences culturelles, faux droitiers, ambidextres, sans oublier ceux qui écrivent de la main droite et mangent de la gauche. Elle expose également les cas déjà observés chez les animaux : crapauds, poussins, rats, chats, poissons, têtards. Chiffres, données mathématiques, de quoi noircir des pages et satisfaire les professeurs pendant de longs mois.
Puis elle va sur le terrain. Louts fait, au début, le tour d’une centaine d’écoles maternelles, pour établir de pures statistiques : depuis plus de trente ans, les instituteurs dressent systématiquement des fiches de compétence par élève, qu’ils archivent ensuite. Ils y notent, notamment, la latéralité apparente de l’enfant. Un terreau intéressant pour l’étudiante, car si l’éducation et la pression parentale peuvent forcer l’enfant à changer de latéralité, cela ne peut se faire que quelques années après la petite classe de maternelle. Dans ses toutes premières années d’existence, le gamin est davantage sollicité par les gènes que par l’éducation. Ce qui permet d’avoir les données les plus fiables sur la véritable latéralité de l’individu. Éva Louts en tire un chiffre ; il y a près de 10 % de gauchers dans la population française.
Bref, elle mène une thèse classique, sans véritable surprise.
Alors intervient le hasard, au printemps 2010. Éva Louts, elle-même gauchère, voit la photo du combat d’escrime dans sa chambre, et constate que son adversaire est gauchère, elle aussi. S’agit-il d’une coïncidence ou d’autre chose ? Intriguée, l’étudiante creuse la piste des sports, et remarque un nombre disproportionné de gauchers par rapport à ses fameux 10 %, dans les disciplines très interactives. Pourquoi ? Et pourquoi plus les adversaires s’éloignent, plus le nombre de gauchers diminue ? Elle en déduit que le fait d’être gaucher n’est pas lié au type de sport, mais à la proximité des adversaires.
Dès lors, Louts comprend qu’elle a mis le doigt sur quelque chose d’important : le fait d’être gaucher pourrait-il avoir un rapport quelconque avec un contact physique, ou mieux, avec la violence ? Pour vérifier sa théorie, elle s’intéresse alors à l’histoire, et plus particulièrement aux civilisations réputées violentes, obligées d’utiliser les mains ou des armes de poing pour survivre. Hommes préhistoriques, Vikings, Goths, Barbares… Des êtres qui, pour manger ou simplement détruire, attaquent et tuent. Nombre d’entre eux, à l’étude de leurs outils, leur art, se révèlent gauchers. La théorie de Louts s’affirme.
Juin-juillet 2010. Les rapports entre Éva Louts et son directeur de thèse se dégradent. L’étudiante fait de la rétention d’informations, ne livre plus que des bribes, protégeant ainsi ses découvertes. Frayant sa propre voie, elle décide de pousser ses recherches encore plus loin, et part pour la ville la plus violente du Mexique, Ciudad Juárez. Est-ce que, comme il y a des centaines, des milliers d’années, les populations violentes continuent à présenter davantage de gauchers que la moyenne ? Elle se rend malheureusement compte que ce n’est plus le cas de nos jours. Le progrès d’une civilisation encadrée de lois strictes, l’évolution des moyens d’agresser – notamment les armes à feu qui évitent une proche interaction – ont eu raison des communautés de gauchers. Est-elle déçue face à cette logique implacable de l’Évolution ? Assurément. En tout cas, elle ne se résigne pas : elle décide de se rendre au Brésil, pour une raison inconnue mais suffisamment importante pour qu’elle reste sur place une semaine. Qu’a-t-elle bien pu faire si longtemps dans cette grande ville de Manaus ? A-t-elle, là-bas aussi, rencontré des criminels ? A-t-elle cherché une autre forme de violence ? Est-elle allée à la rencontre de quelqu’un en particulier ? Impossible de le savoir, la seule indication dont disposent les policiers étant un important retrait d’argent à Manaus.
À son retour en France, elle ne note rien dans ses cahiers : les pages sur le Brésil restent blanches. Échec ou, au contraire, découverte si importante qu’elle préfère la garder dans sa tête ? Dès son retour, Louts demande des autorisations pour rencontrer des criminels violents, tous gauchers. Les démarches administratives prennent du temps, mais le 13 août, elle rencontre son premier prisonnier, et le 27, se trouve face à Carnot. Le 28, les montagnes. Moins d’une semaine plus tard, elle réserve un nouveau billet d’avion pour Manaus…
Alors qu’il marchait aux côtés de Levallois, avenue Montaigne, Sharko avait désormais une conviction : quelque chose avait tout précipité. Le voyage au Brésil avait entraîné l’intérêt brutal de Louts pour les assassins français… Uniquement des hommes gauchers, à la carrure imposante, jeunes et ayant tué avec une violence extrême. Avant d’arriver à Grégory Carnot.
Quel avait été le déclic dans la tête de Louts ? Qu’avait-elle découvert sur les terres d’Amérique latine, qui l’avait ensuite conduite sur les hauteurs des montagnes ? Que cherchait-elle dans cette verticalité du monde ? Et pourquoi voulait-elle retourner à Manaus ?
Sharko revint à la réalité. Devant, l’avenue Montaigne brillait par sa démesure. Le VIIIe arrondissement de Paris, dans toute sa splendeur. Mercedes à la queue leu leu devant les palaces, boutiques de luxe, marques prestigieuses : Cartier, Prada, Gucci, Valentino. À droite, la Seine et en arrière-plan, la tour Eiffel. Une carte postale destinée à attirer les riches.
Le commissaire resserra le nœud de sa cravate couleur caramel et tira un peu sur les manches de sa veste. Il jeta un œil sur une vitrine, qui lui renvoya son reflet. Sa nouvelle coupe, cette brosse qu’il avait toujours eue, lui plaisait bien et lui rendait son vrai visage de flic. Ne manquait plus que la carrure pour que le Sharko d’autrefois renaisse complètement de ses cendres.
Ils pénétrèrent au numéro 15, dans un bâtiment prestigieux, d’une blancheur de palais. L’hôtel des ventes Drouot était la plus ancienne institution de ventes aux enchères publiques au monde. Un musée magique, éphémère, où l’on pouvait acquérir tout ce que l’esprit humain ou la nature avait été capable d’imaginer. La plupart du temps, les expositions d’objets, en rapport avec un thème, une époque, un pays, duraient quelques jours. Huit cent mille biens circulant chaque année d’une main à l’autre, trois mille ventes. Un business que la crise n’affectait pas.