Sharko et Levallois voulaient rencontrer le commissaire-priseur, Ferninand Ferraud, avant qu’il pénètre dans la salle des ventes. Le personnel de l’accueil avait bien confirmé qu’il arrivait toujours avec une bonne demi-heure d’avance, histoire de préparer la soirée.
Dans l’attente de cette rencontre, ils s’engagèrent en direction des salles et en profitèrent pour jeter un œil à l’exposition du jour, intitulée « Si le temps nous était compté ». Ambiance feutrée, lumières tamisées, calme d’église. Des couples, bras dessus bras dessous, évoluaient silencieusement entre les quatre cent cinquante objets d’art méticuleusement numérotés, censés retracer la grande épopée humaine de nos origines à la conquête de l’espace. Levallois se dirigea vers le coin « Météorites », dont une pièce d’une tonne et demie occupait le centre. Il la considéra d’un œil intrigué, tout autant que d’autres visiteurs, élégants, venus observer une dernière fois les objets, avant, peut-être, de les acquérir.
— Franchement, tu te vois avec une météorite au milieu de ton salon ?
— Ça ne passerait pas la porte d’entrée. En revanche, pour fracasser le crâne de quelqu’un, c’est bien.
— Tu penses à une personne en particulier ?
Mains dans le dos, Sharko ne répondit pas et se dirigea vers les minéraux. Malachite stalactiforme, géode de calcédoine, sphérules de mésolite… Dans une salle en face, s’élevaient des squelettes de « rhinocéros laineux », indiquait une affiche, d’ours des cavernes de l’Oural et surtout celui, complet, d’un mammouth adulte. Parfaitement mis en scène, éclairé, avec l’une de ses pattes reposant sur un piédestal, le tas d’os en imposait.
— Il vient de Russie, fit une voix derrière lui. On m’a signalé que vous vouliez me voir.
Sharko se retourna. Devant lui, un type serré dans un costume sombre, cravate rouge, cou de girafe. Ferdinand Ferraud, à tous les coups. Sharko s’attendait à un croûton, genre professeur Tournesol, mais le commissaire-priseur était jeune et plutôt bien fichu. Le flic regarda autour de lui, désigna d’autres individus.
— Vous auriez pu aller voir n’importe lequel d’entre nous. Je ressemble tant que ça à un policier ?
— À l’accueil, on m’a parlé d’un homme mince, coupe en brosse, portant une veste trop large.
Sharko montra sa carte et présenta Levallois, qui venait de le rejoindre. Puis il entra dans le vif du sujet.
— Nous sommes ici à propos d’une vente qui a eu lieu jeudi dernier. Elle concernait des squelettes de mammifères, sur une période s’étalant de… – il sortit un dépliant qu’il avait récupéré à l’accueil – … de nos jours à – 10 000 ans.
— « Arche de Noé. » Une expo et une vente qui ont connu un immense succès. L’année Darwin y a été pour beaucoup. Les gens ont un regain d’intérêt pour les arts primitifs et le retour à la nature. Le marché du fossile devient tellement rentable que des trafics en tout genre s’organisent, notamment avec la Chine et la Russie.
— Nous aimerions accéder au registre des ventes de ce jour-là.
Le commissaire-priseur regarda sa montre et ne marqua aucune hésitation.
— D’accord. Je n’ai malheureusement pas énormément de temps à vous consacrer, la vente débute bientôt.
Ferraud les invita à le suivre. Enfin un type qui n’opposait aucune résistance et leur ouvrait grand les portes. Sharko se dit qu’il devait avoir l’habitude de la visite des enquêteurs de l’OCLVBC – l’Office central de lutte contre le vol des biens culturels – ou des douanes. Le trafic d’objets d’art était un business florissant.
Ils évoluèrent entre des animaux empaillés, tous plus étranges les uns que les autres. Bec-en-sabot du Nil, Daman… Le commissaire-priseur livra quelques explications, histoire de montrer qu’il avait bien potassé son sujet.
— Si l’Évolution s’est déroulée sur des milliards d’années, nous constatons que c’est seulement depuis cinq mille ans que l’homme en modifie le cours à un rythme effrayant et participe activement à l’extinction des espèces. Celles que vous voyez ici, bientôt, n’existeront plus que dans les musées ou les collections privées. Vous savez, il y a neuf mille espèces d’oiseaux environ, et on estime que 1 % d’entre elles se sont éteintes en six cents ans, à cause de l’homme.
— 1 % en six cents ans, ce n’est pas la fin du monde, répliqua Sharko.
— C’est deux cents fois plus élevé que le rythme d’extinction naturel.
— Ah, quand même !
Il désigna de magnifiques clichés d’un groupe d’hippopotames, pris par un photographe célèbre.
— On massacre des hippopotames, se disant qu’ils ne servent à rien. À la suite, des centaines d’espèces de poissons disparaissent. Pourquoi ? Parce que les excréments d’hippopotames fertilisent les eaux des rivières sur des centaines de kilomètres, favorisant la multiplication de plancton et donc, des poissons. Chaque élément, dans un écosystème, a un rôle, une raison d’être… Rien n’est inutile, et tout est incroyablement fragile.
Sharko songea aux malheureuses phalènes blanches, à la capacité de nuisance de l’homme. Forêts détruites, mort des coraux, dérèglement d’écosystèmes, trou dans la couche d’ozone, trafic d’ivoire, braconnage, fuite de pétrole dans les océans. La liste n’en finissait plus. L’anéantissement de milliers, de millions d’années d’Évolution. Des choses auxquelles il valait mieux ne pas penser, si l’on ne voulait pas mourir d’inquiétude.
Ils s’engagèrent dans un escalier qui permettait d’observer les salles d’en haut et surtout, d’accéder à un ensemble de bureaux. Ferraud pénétra dans l’un d’eux, ouvrit une armoire verrouillée et sortit la pochette correspondante. Il se lécha le bout des doigts.
— Que cherchez-vous, précisément ?
Levallois, qui voulait montrer qu’il existait aussi, prit les devants.
— Les identités du ou des acquéreurs de fossiles de chimpanzés, dont l’âge est estimé à deux mille ans.
L’homme trifouillait dans ses listings à une vitesse impressionnante. Son regard devint soudain fixe. Avec un demi-sourire, il leva les yeux vers ses interlocuteurs.
— Nous n’avions qu’une pièce de cette période-là, précisément, vous avez de la chance.
— Elle a été achetée ?
— Oui.
Les deux flics échangèrent un coup d’œil rapide.
— Et je me souviens de l’acheteur, un collectionneur passionné. Il nous a laissé un chèque de douze mille euros. Il a carrément acquis un exemplaire de chaque grand singe que nous proposions. Quatre squelettes d’excellente qualité, qui avaient plus de 20 % de leurs os d’origine.
Sharko fronça les sourcils. Le commissaire-priseur expliqua :
— Vous devez savoir que ces fossiles n’en sont pas vraiment. Le mammouth d’en bas, par exemple, n’a même pas 5 % d’ossements d’origine. Dans sa forme initiale, il n’intéresserait personne, car il serait trop abîmé et inesthétique. Le reste de l’ossature est synthétique, et est assemblé par une entreprise spécialisée dans l’exhumation, la préparation et la livraison de fossiles, basée en Russie. Le SPPL, Saint Petersburg Paleontological Laboratory, qui a pour objectif d’en faire de véritables œuvres d’art.
Ferraud entoura le nom sur sa feuille, et la tendit aux flics.
— Livré à son domicile, vendredi matin, par notre union des commissionnaires. Vous avez là son adresse exacte, ça ne s’invente pas. D’autres informations ?