23
Montmartre, la nuit. Ses ombres fuyant sous les halos fatigués des réverbères. Ses rues étroites serties de pavés, sa forme en ogive qui se découpe sur les hauteurs, morcelée par ses escaliers interminables. Un dédale de voies qui s’entrecroisent avec, au centre, son Minotaure : Stéphane Terney.
Lucie avait garé son véhicule rue Lamarck, près d’une bouche de métro dont les marches s’enfonçaient en spirale sous le sol. De petites brasseries et des bars encore ouverts absorbaient de rares promeneurs. L’air était lourd, poisseux. Une atmosphère de fin d’été, saturée d’humidité comme si l’orage allait éclater à la minute. Dans cette moiteur, le quartier ressemblait à une forteresse, à un îlot protégé par la brume loin du tumulte des Champs-Élysées ou de la place de la Bastille.
Afin d’obtenir l’adresse de celui qui avait organisé le vol de Cro-Magnon, Lucie avait simplement appelé les renseignements. Il existait dans la capitale et aux alentours trois personnes possédant cette identité, mais le nom de la rue où vivait l’une d’elle ne laissait pas place au doute.
Rue Darwin.
Charles Darwin… Le père de la théorie de l’Évolution et l’auteur de L’Origine des espèces, se rappela Lucie de ses cours lointains de biologie. Étrange coïncidence.
Depuis son retour de Lyon, elle était restée dans sa bulle. Quand elle avait quitté l’appartement du jeune mec au tesson de bouteille, quartier de la Duchère, elle s’était précipitée dans une librairie pour se procurer le livre de Stéphane Terney : un ouvrage scientifique, avec des exemples et des démonstrations mathématiques qui paraissaient inintéressantes. Puis, après avoir averti sa mère qu’elle risquait de rentrer très tard dans la nuit, voire au petit matin, elle avait pris la route, sans s’arrêter ni penser à autre chose qu’à son affaire. Le pied enfoncé au plancher, elle n’avait eu qu’une envie : se retrouver face à celui qui, sans aucun doute, aurait des comptes à rendre au sujet du vol de la momie et l’éclairerait sur son rapport ambigu avec Grégory Carnot.
À grandes enjambées, elle dépassa une rangée de maisons et se retrouva face à celle de Terney : une façade de béton peinte en blanc, sur deux étages, avec garage privé et solide porte métallique, qui lui donnait l’allure d’un coffre-fort géant. Il était presque 23 heures et aucune lumière ne filtrait par les fenêtres du premier. Trop tard, bien trop tard pour frapper à la porte sans éveiller les soupçons. Après tout, Lucie ne connaissait presque rien de Terney et marchait sur des œufs : l’homme, caché derrière un tas de diplômes, à en croire le rouquin et le livre sur l’ADN, devait être d’autant plus dangereux.
Confrontée à cette situation difficile, elle observa les alentours et se précipita vers une impasse, quelques mètres plus loin, qui éventrait le bloc des habitations. L’étroit chemin permettait un raccourci vers une rue parallèle mais, surtout, d’accéder aux terrasses et aux jardinets situés à l’arrière des demeures. Il suffisait d’escalader une haute barrière en ciment pour en avoir le cœur net.
Après avoir enfilé sa paire de gants de laine, Lucie se propulsa vers le haut, ses paumes agrippèrent le rebord et elle parvint à se hisser après plusieurs tentatives, non sans s’écorcher les coudes et les avant-bras. L’instant d’après, son corps chutait lourdement dans l’herbe. Elle grogna en silence. Rien de cassé, mais ce petit exercice lui démontra, une fois de plus, qu’elle avait perdu sa forme d’antan.
Elle avait vu juste. Si les maisons côté rue n’offraient que des façades anonymes, de ce côté s’exprimaient les extravagances de leurs propriétaires. Terrasses suspendues, varangues hexagonales, jardins japonais à la végétation luxuriante. Un Paris friqué, à l’abri des convoitises.
Dans la rue Darwin, Lucie avait compté le nombre de façades qui séparaient la maison de Terney de l’impasse. Après avoir discrètement traversé le quatrième jardin, elle estima qu’elle se trouvait au bon endroit.
Analyse rapide de la situation : impossible d’entrer par le bas, à cause de la véranda au double vitrage. À l’étage, en revanche, elle remarqua une fenêtre entrouverte. Peut-être la chambre du scientifique. Le dos baissé, elle se dirigea vers la véranda, grimpa sur le baril récupérateur d’eau situé sous la gouttière et se retrouva sur le Plexiglas du toit en quelques secondes. Elle jeta un œil vers les environs : personne aux fenêtres. Les gens s’abrutissaient devant la télé, faisaient l’amour ou dormaient.
Près de la fenêtre, elle sortit son arme de sa poche. Tout circulait très vite dans sa tête : son illégitimité, le danger, les ennuis qu’elle aurait forcément en pénétrant là sans autorisation. Et s’il y avait des blessés ? Elle hésita quelques secondes et, poussée par une force qui l’avait toujours animée, s’engagea à l’intérieur.
Elle braqua le lit. Personne. La chambre était vide, mais les draps chiffonnés. Les angles de la pièce renvoyaient des cônes opaques. Lucie laissa ses pupilles s’accommoder à l’obscurité. Son cœur se serra lorsqu’elle remarqua les deux charentaises et la robe de chambre, vulgairement étalées sur le sol.
Terney était là, quelque part.
Dans la maison.
Lucie banda tous ses muscles, ses sens s’éveillèrent plus encore. Les infimes craquements du plancher, sous ses pieds, lui parurent amplifiés. L’homme qui se cachait en ces murs avait peut-être massacré une étudiante, il n’hésiterait pas à l’éliminer. Un véritable prédateur, qui avait l’énorme avantage de connaître le terrain. Lucie se trouva stupide, irresponsable. Pourquoi n’avait-elle pas simplement prévenu Sharko ? Pourquoi se mettre à ce point en danger alors que sa petite fille l’attendait à la maison ? Qu’avait-elle dans la tête pour se retrouver seule, ici, au contact du danger ?
Elle essaya de retrouver son sang-froid. Elle poussa la porte du bout des doigts et s’avança dans le couloir. La demeure était éclairée par les réverbères extérieurs. Face à elle, une rambarde en aluminium, vrillée en double hélice comme la molécule d’ADN, longeait le couloir et donnait sur le salon en contrebas. Lucie perçut des voix diffuses, des rires qui finirent par s’estomper dans l’air humide, dehors. Gonflant ses poumons, elle progressa, plaquée au mur, auscultant les pièces attenantes au fil de sa marche silencieuse. En contrebas, elle aperçut un répondeur téléphonique dont le cadran lumineux clignotait, avec le chiffre 7 écrit en gros.
Sept messages… Lucie relâcha un peu la pression. Stéphane Terney n’était sans doute pas caché chez lui, mais simplement absent. Et depuis pas mal de temps, apparemment.
Elle avança encore. L’une des pièces, gigantesque, retint toute son attention. Elle eut l’impression de se trouver dans l’antre d’un collectionneur macabre. Dans la pénombre, des squelettes, en position d’attaque. Fossiles préhistoriques en parfait état, animaux de toutes sortes, de tailles diverses, qu’elle identifia comme des reconstitutions de dinosaures. Dans des vitrines, des minéraux, des coquilles en pierre, des parties d’anatomie. Fémurs, cubitus, dents, silex. Le médecin avait créé son propre musée de l’Évolution.
Une fresque, au fond, lui serra les tripes. Il s’agissait de cinq squelettes. Proche d’eux, une inscription, sur une toile peinte : « Les cinq grands singes. » Elle reconnut celui d’un homme, et aussi, celui d’un chimpanzé, plus petit, plus trapu, dont il manquait la partie haute : crâne et mâchoires.
La nuque douloureuse, Lucie se retourna et remarqua des lattes de plancher arrachées. Dessous, une cache, qui était vide. Quelqu’un avait-il fouillé ?
Finalement, elle sortit. Terney était plus qu’un passionné, il vivait au cœur de l’Évolution, jusqu’à habiter rue Darwin. Çà et là, des objets d’art, des peintures, en rapport avec l’ADN, la magie de la nature, l’infiniment petit. Filaments enchevêtrés, gros plans de cellules, fractales colorées. Ce couloir n’en finissait plus. Combien de mètres carrés la maison faisait-elle ?