Soudain, une odeur l’alerta. Une puanteur qu’elle connaissait trop bien, mélange de chairs mortes et de gaz intestinaux. Ses doigts se rétractèrent plus encore sur la crosse de son Mann. Du bout du pied, elle poussa la dernière porte avant les escaliers et s’engagea dans un cube d’ombre. Après avoir pointé son arme vers les angles obscurs, elle écrasa son poing sur l’interrupteur.
Le spectacle d’horreur lui apparut brusquement.
Stéphane Terney gisait au sol, sur le flanc droit, au pied d’une chaise renversée.
Le corps nu avait été ligoté avec du ruban adhésif, les mains devant, les pieds attachés aux montants. De larges entailles entamaient le torse, les bras, les mollets : sourires noirs, figés, qui avaient labouré les chairs. Un morceau d’adhésif, qui avait servi de bâillon, était encore à moitié accroché à la joue. L’homme avait chuté de sa chaise sur le côté, mais les index de ses deux mains étaient tendus droit devant lui, comme s’il avait cherché à montrer quelque chose. Lucie se retourna dans la direction indiquée. Une bibliothèque, qui comprenait des centaines de livres, rangés les uns sur les autres à plusieurs mètres de hauteur. Une crypte de papier. Quel livre en particulier désignait la victime ?
Sans s’approcher, prenant garde de ne rien contaminer, Lucie essaya de mémoriser la scène, d’imaginer l’assassin à l’action. Il lui fallait un profil, une silhouette, au moins une ombre, pour qu’elle puisse s’immerger complètement dans l’affaire et comprendre le genre d’individu qui semait des cadavres dans son sillage. Un tueur s’était trouvé ici, dans cette pièce. Il avait forcément laissé un peu de lui-même, de sa personnalité dans ce tombeau froid et sinistre.
Terney avait été mutilé, torturé avec méthode, sans que l’assassin panique. Au sol traînaient des cigarettes écrasées, à l’extrémité noire de tabac grillé. L’une d’entre elles était encore fichée dans l’épaule du cadavre, comme si le mégot avait collé à la peau. Le bâillon, en partie décollé, pouvait laisser penser que Terney avait fini par parler. Qu’avait cherché à lui faire dire son bourreau ?
Lucie crut qu’elle allait s’évanouir quand elle entendit un bruit imperceptible, provenant du fond de la pièce. Il y avait une autre porte.
Le bruit se renouvela. Boum, boum… Quelque chose cognait contre un mur. Ou plutôt, quelqu’un.
Lucie s’avança, la gorge serrée. Retenant son souffle, arme tendue, elle tourna la poignée puis ouvrit brusquement.
Un homme en pyjama noir se tenait là, assis au sol, un gros livre ouvert entre les jambes. Tout en oscillant légèrement – d’où le bruit –, il tournait les pages, imperturbable, concentré, sans même relever la tête. Il n’avait pas vingt ans.
Lucie n’eut pas le temps de comprendre, de réagir, que des coups sourds sur la porte d’entrée la tétanisèrent.
— Police ! Ouvrez !
Une voix grave, agressive. Lucie se recula, désarçonnée. L’homme assis ne réagissait toujours pas, tournant inlassablement ses pages. Bon Dieu, c’était incompréhensible. Pourquoi ne fuyait-il pas ? Qui était-il ? Lucie devait réfléchir, et vite. Si on la prenait ici, c’en était fini. À grandes enjambées, elle se rua dans le couloir et renversa une statuette posée sur le haut de la rampe d’escalier. Elle serra les dents, incapable de rattraper l’objet qui dévala les marches dans un tintamarre sans se briser.
Du métal.
— Stéphane Terney ! Ouvrez !
Des coups, encore, bien plus pressants. Des voix, des cris. Lucie fonça vers la chambre en apnée. Les coups devenaient du fracas, les forces de l’ordre y allaient sûrement au mini-bélier. La porte d’entrée vola en éclats au moment où Lucie atterrissait pieds joints dans le jardin. En manque d’air, elle fonça à travers les branchages. Autour, des lumières s’allumaient, perçant la nuit comme des yeux curieux. Alertées par le bruit, des ombres molles se dessinaient déjà derrière les grandes vitres des maisons voisines. Lucie grimpait, dévalait, courait, les doigts tendus, le visage fouetté par la végétation. C’était une question de secondes. Elle ne se retourna pas. Les flics devaient être en train de découvrir le cadavre, d’arrêter le type, d’investir les pièces en ordre serré, de se ruer vers les issues. Probable que dans moins d’une minute, ils éclaireraient les jardins avec leurs puissantes lampes torches. Elle arriva à la grande barrière en ciment. Elle s’élança alors comme la pierre d’une fronde. Son corps percuta lourdement le matériau, ses bras la hissèrent et la propulsèrent dans l’impasse. L’atterrissage fut rude mais ses genoux tinrent bon. Au moment où elle se redressa, sa joue droite se heurta à la paroi froide.
Un canon de revolver se braqua sur sa tempe.
— Bouge pas !
Elle se sentit incapable de remuer le moindre muscle. Une poigne ferme avait rabattu sa main dans son dos, l’immobilisant par une clé. Elle respirait bruyamment par le nez, sa bouche se tordait. Ils l’avaient piégée, surveillant toutes les issues possibles. Elle était fichue et pensa immédiatement à sa fille Juliette. Elle vit les barreaux d’une prison entre leurs deux visages.
Le temps sembla se dilater, puis Lucie sentit soudain la tension se relâcher. L’homme la retourna sèchement, leurs yeux se rencontrèrent.
— Fr… anck ?
Le visage émacié de Sharko flottait dans la pénombre. Avec les lueurs palpitantes, il avait l’allure de ces flics de film noir. Pommettes taillées au couteau, flingue dans l’alignement de sa silhouette longiligne, presque furtive, et la gueule d’un type qui avait tout vu, tout traversé. Il regarda rapidement derrière lui et parla à voix basse.
— Bordel, Henebelle ! Qu’est-ce que tu fous ici ?
Lucie haletait, incapable de retrouver son souffle.
— Il… Il est… mort… Torturé… Il… Il y a quelqu’un dans… dans la pièce… Un type en pyjama…
Sharko baissa son arme, il ne tenait plus en place. Son regard filait vers la rue, se posait sur Lucie. Au loin, par les fenêtres de la maison de Terney, des faisceaux lumineux se mirent à balayer l’obscurité.
Le commissaire porta ses doigts à son crâne. Il fallait réfléchir, et vite.
— Quelqu’un t’a vue ?
Lucie secoua la tête, les mains sur les genoux, crachant un filament de bile.
Il lui agrippa le poignet et serra fermement.
— Comment t’es arrivée ici ?
— Lai… sse-moi… partir… Je… t’en… prie…
Sharko n’eut même pas à lutter contre sa propre conscience de flic. Ils étaient pareils, tous les deux. Des êtres fracassés, blessés intérieurement, et au-delà des lois. Il relâcha finalement la pression.
— Tire-toi. Remonte l’impasse et disparais. T’as moins de cinq secondes. Et surtout, ne m’appelle pas, ne laisse aucune trace de notre rencontre, quoi qu’il arrive. Moi, je t’appellerai.
Il la poussa si fermement qu’elle manqua de tomber. Lucie se redressa, se retourna pour le remercier d’un coup de menton, mais il s’éloignait déjà. Alors, elle prit une grande inspiration et piqua un sprint, telle une fugitive, jusqu’à finalement disparaître dans les ténèbres de la butte Montmartre.
24
Le corps puissant de Levallois percuta celui de Sharko à l’angle de l’impasse et de la rue Darwin. Le jeune flic à la gueule carrée bouillait, le corps tendu par l’excitation et l’odeur de la traque.
— Quelqu’un a pris la fuite par l’arrière des maisons ! T’as rien vu passer ?
Sharko se retourna vers la haute barrière de ciment.