FRANCK THILLIEZ
Gataca
À Esteban et Tristan,
qui, comme sept milliards d’autres petites fourmis,
participent modestement à ce grand chantier qu’est l’Évolution.
Les organismes vivants ont existé sur Terre, sans jamais savoir pourquoi, depuis plus de trois milliards d’années, avant que la vérité ne saute finalement à l’esprit de l’un d’eux.
La science ne consiste pas seulement à savoir ce qu’on doit ou peut faire, mais aussi à savoir ce qu’on pourrait faire quand bien même on ne doit pas le faire.
Note au lecteur
On me demande souvent d’où viennent les idées. Surgissent-elles au détour d’un fait divers ? À la vue d’un paysage ? Au coin d’une rue ou d’une page de magazine ? À vrai dire, je ne le sais pas précisément. Il n’y a ni secret ni méthode. Je crois plus à la notion de déclic et de hasard, comme si l’on voyait mille feuilles d’arbre prises dans une tempête et que l’on suivît soudain des yeux celle qui viendra se plaquer sur notre joue.
Voilà plus de deux ans, à la recherche de l’idée du second volet du diptyque consacré à la violence, j’écoutais, disons par des circonstances provoquées, la conférence d’un scientifique sur l’Évolution. Au beau milieu du discours, ce professeur a expliqué la chose suivante : Charles Darwin avait, un jour, reçu d’un correspondant une orchidée originaire de Madagascar, Angraecum sesquipedale, communément appelée l’Étoile de Madagascar. Cette fleur comporte un éperon de vingt-cinq à trente centimètres de long, dont la base est gorgée de nectar. Aucun des papillons que Darwin connaissait n’était en mesure d’atteindre une telle profondeur. Comment pouvait donc se réaliser la pollinisation des fleurs, sans laquelle cette orchidée aurait disparu ? Il estima qu’il devait exister à Madagascar un papillon doté d’une trompe suffisamment longue pour aspirer le nectar au fond de l’éperon.
On découvrit ce papillon quarante et un ans plus tard, on lui donna pour nom symbolique Xanthopan morgani praedicta, en hommage à la prédiction de Darwin. Sa trompe mesurait entre vingt-cinq et trente centimètres de long…
Je trouvais cette découverte tellement extraordinaire que je me suis dit qu’il y avait sans aucun doute matière à une histoire. Je me suis alors intéressé à la biologie, l’Évolution, l’ADN, et à réfléchir à la trame que vous allez découvrir. L’alchimie des mots a fait le reste.
Ce roman met de nouveau en scène Lucie Henebelle et Franck Sharko. À la fin du Syndrome E, leur aventure n’était pas terminée, puisqu’il se passait un événement inattendu dans les toutes dernières pages. Si les personnages sont évidemment dans une continuité psychologique par rapport au livre précédent, je tiens à préciser que ce récit est complètement indépendant, et peut donc être appréhendé comme tel par les nouveaux lecteurs.
Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une excellente lecture.
Prologue
Il n’aurait pas dû faire beau, ce jour-là.
Nulle part, sur cette terre, des gens n’auraient dû avoir le droit de rire, de courir sur la plage ou de s’échanger des cadeaux. Quelque chose ou quelqu’un aurait dû les en empêcher. Non, ils n’avaient pas le droit au bonheur, ni à l’insouciance. Parce qu’ailleurs, dans une pièce réfrigérée, au bout d’infâmes couloirs éclairés par des néons, une petite fille avait froid.
Un froid qui ne la quitterait plus. Jamais.
D’après les autorités, le corps méconnaissable d’une fillette — âge estimé entre sept et dix ans — avait été recueilli à proximité d’une route départementale, entre Niort et Poitiers. Lucie Henebelle ignorait encore précisément les circonstances de la découverte, mais dès que la nouvelle était remontée à la brigade criminelle lilloise, elle avait foncé. Plus de cinq cents kilomètres avalés à l’adrénaline, malgré la fatigue, la souffrance intérieure, la peur du pire qui chaque seconde l’habitait, avec, toujours, cette seule phrase au bout des lèvres : « Faites que ce ne soit pas l’une de mes filles, pitié, faites que ce ne soit pas l’une de mes filles. » Elle qui ne priait jamais, qui avait oublié l’odeur d’un cierge, suppliait. Elle osait croire qu’il pouvait s’agir d’un autre enfant, une fillette disparue sans que les fichiers de la police aient donné l’alerte. Peut-être une gamine enlevée la veille, ou dans la journée. D’autres parents seraient alors malheureux, mais pas elle.
Oh non, pas elle.
Lucie s’en convainquit encore une fois : il s’agissait d’une autre enfant. La distance relativement modérée entre le lieu de l’enlèvement de Clara et Juliette Henebelle — Les Sables-d’Olonne — et celui où les promeneurs avaient retrouvé le corps ne pouvait être que le fruit du hasard. De même que la courte période, cinq jours, entre sa disparition et l’instant précis où Lucie posait le pied sur le parking de l’institut médico-légal de Poitiers.
Une autre enfant… Alors, pourquoi Lucie était-elle là, seule, si loin de chez elle ? Pourquoi un violent acide coulait-il au fond de sa gorge et lui collait-il l’envie de vomir ?
Même en cette fin de journée, le bitume du parking demeurait brûlant. Entre les quelques voitures de police et du personnel, des odeurs âcres de goudron fondu et de pneumatique empestaient l’air. Cette période estivale de l’année 2009 avait été un enfer, à tous points de vue. Personnel, privé. Dire que le pire restait à venir, avec ce mot abominable qui battait dans sa tête : méconnaissable.
La gamine étalée là-dedans n’est pas l’une de mes filles.
Lucie regarda son téléphone portable, encore, appela la messagerie alors que l’écran à cristaux liquides n’indiquait aucune petite enveloppe. Peut-être y avait-il eu un problème de réseau en route, peut-être lui avait-on laissé un message urgent : on avait retrouvé Clara et Juliette, elles allaient bien et seraient bientôt à la maison, au milieu de leurs jouets.
Un claquement de portière derrière une camionnette la ramena à la réalité. Pas de message. Elle rangea son cellulaire et pénétra dans le bâtiment. Lucie connaissait par cœur les IML. Toujours la même structure. L’accueil droit devant soi, les laboratoires d’analyse à l’étage et au rez-de-chaussée, la morgue et les salles d’autopsie, symboliquement, sous le niveau du sol. Les morts n’avaient plus droit à la lumière.
Les traits creusés, les yeux en berne, le lieutenant de police collecta des renseignements auprès de la secrétaire. Sa voix était hésitante, mal assurée. Des cordes vocales éraillées par trop de pleurs, de cris, de nuits sans sommeil. D’après le registre, le sujet — un autre mot atroce qui lui comprima la poitrine — était arrivé à 18 h 32. Sans doute le médecin légiste en finissait-il avec les examens de surface. Sûrement s’apprêtait-il, en ce moment même, à lire l’histoire des dernières minutes du sujet au cœur même de sa chair.
Une autre fillette. Pas Clara ni Juliette.
Lucie avait du mal à tenir debout, ses jambes flageolaient et lui ordonnaient de faire demi-tour. Elle remonta les couloirs une main sur le mur, marchant au ralenti, couverte d’obscurité tandis que dehors, quelque part, en beau milieu de l’été, des gens chantaient et dansaient. C’était ce contraste le plus difficile à encaisser ; partout la vie continuait alors qu’ici…