Sharko se frottait le menton sans un mot, impressionné par la vue de ces deux corps immobiles, côte à côte, dans une position à peu près semblable, et présentant des similitudes morphologiques. 98 % de notre ADN est de l’ADN de singe, avait dit la primatologue.
Au moment où les deux flics étaient arrivés, Chénaix venait de terminer l’examen externe du sujet humain. Le crâne avait été rasé, laissant apparaître très clairement une fracture et un large hématome au niveau occipital. Vulgairement étalée sur l’acier, la pauvre Éva Louts avait perdu le peu d’humanité qui lui restait.
— C’est tout sauf un accident. Si je puis me permettre d’empiéter sur votre territoire, Cheeta n’y est pour rien.
Première bonne nouvelle de la journée. Clémentine Jaspar allait retrouver son chimpanzé, son « bébé » de trente-sept ans, sain et sauf. D’un autre côté, cela signifiait qu’il y avait effectivement eu meurtre, et qu’une affaire qui sentait le soufre s’annonçait.
— Le coup sur le crâne a été fatal. La victime a probablement été assommée, et l’écoulement de sang par la plaie au scalp a fait le reste. Le décès s’est produit entre 20 heures et minuit. Les lividités sur les omoplates et au niveau des fessiers tendent à démontrer que le corps n’a pas été déplacé après la mort. Quant à la morsure, difficile d’estimer si elle a été faite avant ou après le décès.
Depuis quinze ans, Chénaix avait découpé plusieurs tonnes de barbaque. Barbichette au cordeau, petites lunettes rondes, air coriace : avec sa blouse, on aurait pu aisément le prendre pour un professeur de faculté, d’autant plus que ses connaissances dans les différents domaines médicaux étaient stupéfiantes. Cet homme était un puits de science et avait quasiment réponse à tout. Avec Sharko, ils se connaissaient bien.
En silence, le commissaire fit le tour de la table, analysa la victime sous tous les angles. Passé le premier contact, toujours difficile, il ne voyait plus à présent le corps d’une femme nue, mais un territoire d’investigation où saillaient, tels de petits drapeaux à ramasser, les indices.
— On t’a montré le presse-papiers ?
— Oui, ça correspond.
— Et pourquoi écarter d’office le singe ? Il y a la morsure, tout de même. Et on a appris, juste avant d’arriver ici, qu’il avait manipulé le presse-papiers. N’aurait-il pas pu saisir cet objet et cogner ?
— Il l’a peut-être manipulé après la mort. En tout cas, les dimensions de la morsure ne correspondent pas à celles qu’aurait pu laisser la guenon. Les traces sont très nettes. Le diastème, c’est-à-dire l’intervalle entre les incisives de la mâchoire supérieure, n’est pas tout à fait le même. De même que l’écartement des mâchoires. À cela, j’ajoute que les gencives de la guenon ne présentent aucune trace de sang. Quant au sang sur ses membres, ses poils, c’est sûrement parce qu’elle a touché la victime après la mort. L’assassin a voulu commettre un meurtre presque parfait, il a été malin, mais pas assez pour nous tromper.
Il se tourna vers le chimpanzé anesthésié.
— Shery chérie, ravi de t’annoncer que tu pourras manger des bananes encore longtemps.
Sa réplique détendit l’atmosphère dix petites secondes, avant que reviennent les questions concrètes.
— De quoi ou de qui cette morsure provient-elle, dans ce cas ?
— De quelque chose d’un peu plus gros que cette guenon. La forme des mâchoires et le diastème sont bien simiens, et plutôt de la famille de certains grands singes, d’après le vétérinaire. Il a écarté le gorille et l’orang-outan. Il pense davantage à un autre chimpanzé, plus massif. Dans tous les cas, un animal rendu agressif par les circonstances.
Le légiste hocha le menton vers des tubes de verre bouchonnés, proches du lavabo.
— Les échantillons de sang récolté au niveau des plaies vont partir pour le labo. J’ai demandé une recherche de salive. On devrait ainsi récupérer l’ADN de l’animal agresseur, et donc, son espèce.
— C’est possible, ça ? Connaître une espèce animale à partir de son ADN ?
— Avec le séquençage des génomes, oui. C’est à la mode ces derniers temps. On déroule les molécules d’ADN de plantes, de bactéries, de chiens, on les passe dans d’énormes machines et on obtient une cartographie génétique spécifique à chaque espèce. Il s’agit du listing complet et détaillé de l’ensemble de ses gènes, si tu veux.
Levallois s’était dirigé vers la paillasse carrelée. Il souleva un petit flacon qui semblait presque vide.
— On n’arrête plus le progrès. Qu’y a-t-il là-dedans ?
— Sans doute un minuscule morceau d’émail. Je l’ai trouvé à l’intérieur de la plaie faciale. Là-dedans aussi, il y a de l’ADN qui pourra être analysé, au cas où la salive serait trop diluée dans le sang. Maintenant, je dirais, c’est aux biologistes de jouer.
— Autre chose ? fit Sharko.
Le légiste lui adressa un petit sourire.
— Plus on te donne, plus tu réclames.
— Tu me connais…
— Tout ce que je viens de te raconter, c’est déjà pas mal, non ? Je vais attaquer l’examen interne.
Sharko tendit la main au légiste, qui la lui serra par réflexe.
— Quoi ? Tu ne restes pas ? demanda le médecin.
Derrière, l’œil de Levallois brilla. Sharko ne lui laissa pas le temps de réagir et prit la direction de la sortie.
— Pas envie de tripes, aujourd’hui. Mon collègue saura très bien se débrouiller sans moi. Il adore les autopsies.
— Et notre petite bouffe ? Ça fait trois plombes que tu dois m’inviter.
— Je le ferai bientôt. En attendant, tu boiras une bière à ma santé.
Il poussa les portes battantes et disparut sans se retourner.
À l’extérieur, il respira une grande goulée d’air. Même s’il avait l’habitude, voir des cadavres lui pesait toujours sur l’estomac. C’était purement et simplement indigeste.
Par téléphone, il prévint Clémentine Jaspar qu’elle récupérerait son animal sain et sauf et lui demanda d’essayer, dans les jours à venir, de faire parler davantage la guenon. Elle promit de le rappeler en cas de succès et le remercia infiniment. Sharko savait qu’elle ferait tout son possible pour l’aider, il sentait cette femme sincère et profondément humaine.
Mollement, il partit s’asseoir sur un petit banc en fer, au bord du quai. Pas grand monde dans le coin. La proximité de l’IML et le nombre de véhicules de police chassaient les promeneurs éventuels. Non loin, le port de Paris-Arsenal, les navettes, les lourdes péniches. Petite brise, soleil de début septembre, c’était si agréable. Dire qu’Éva Louts ne profiterait plus jamais de ce paysage. Quelqu’un, le « monstre », l’avait sauvagement privée de son droit le plus fondamental : celui de respirer. Puis il l’avait abandonnée dans une cage, comme un vulgaire morceau de viande. Sharko songea aux parents de la jeune victime. On avait tronqué la vérité, on leur avait parlé de « crime », sans y accoler le moindre adjectif, et l’on avait immédiatement promis que l’on mettrait tout en œuvre pour attraper « celui qui avait fait ça ». Le père et la mère n’avaient probablement pas entendu la fin de la phrase, parce que leur monde s’était brusquement écroulé.
Sharko se frotta les tempes et, après avoir chaussé ses lunettes de soleil dont l’une des branches était rafistolée à la glu, il bascula la nuque, visage vers le ciel. Des rayons tièdes lui caressaient agréablement les joues. Il ferma les yeux, imagina aisément l’assassin arriver dans l’animalerie avec un singe agressif. L’un assomme la victime, et l’autre la mord au visage, en proie à ses instincts sauvages. Peut-être ce « monstre », cité par Shery. L’un de ses congénères simiens.