Выбрать главу

Gobelet de jus dans la main, il bifurqua vers son bureau où était installé Levallois. Dehors, sur les toits des habitations, le soleil couchant étalait ses peintures dorées. Dans cette moiteur insupportable, Sharko posa sa boisson brûlante et se laissa choir sur un siège à roulettes, abattu. Cette journée, ce simulacre d’interrogatoire l’avaient vidé du peu d’énergie qui lui restait.

Il hocha le menton vers une feuille de congés.

— Donne-moi une feuille, je vais prendre une journée.

— Quelque chose ne va pas ? Que se passe-t-il avec Manien ?

— Oh rien. J’ai juste besoin de dormir, dormir et encore dormir…

Levallois lui remit le papier, que Sharko remplit mollement. Son chef Bellanger trouverait la demande sur son bureau en rentrant ce soir ou demain matin, il gueulerait probablement mais tant pis. C’était le moindre de ses soucis.

— Des nouvelles de Louts ? demanda le commissaire.

— Je viens de voir Robillard, qui bosse sur le sujet depuis ce matin. Il m’a fourni la liste des établissements pénitentiaires et des détenus que l’étudiante avait rencontrés. Pas moins de onze taulards, uniquement des longues peines.

Sharko signa sa feuille de congés dans un soupir et tendit la main. Levallois lui donna le listing.

— On sait pourquoi elle les a rencontrés ?

Le lieutenant était présent debout, Thermos de café vide dans la main.

— Pas encore, le papier est tout frais. Robillard s’en charge demain. Faut qu’on continue à éplucher ses comptes, ses factures. Robillard a bien avancé. Bon, je dois être chez moi avant 20 heures, désolé. Bye. On se voit mercredi, donc… Profite de ta journée pour dormir.

Il disparut en coup de vent, claquant la porte derrière lui. Seul, Sharko s’abandonna quelque temps au calme de la pièce, les yeux mi-clos. Ses tempes bourdonnaient, les visages mauvais de Manien et Leblond tournoyaient sous ses paupières. Deux chiens enragés collés à ses baskets, qui risquaient de lui rendre la vie impossible. S’ils se mettaient à lâcher des infos, les rumeurs allaient circuler dans les couloirs, les regards changeraient plus encore. Sharko, l’ancien schizophrène. Sharko, l’habitué des psychiatres qui n’avait plus toute sa tête. Le Commissaire protégeait-il un meurtrier, ou avait-il réellement buté quelqu’un ? Avait-il craqué, pété un plomb, alors qu’il approchait lentement de sa fin de carrière ? Ce genre de défaillance arrivait tellement souvent. Combien de flics finissaient alcooliques, dépressifs, noyés dans la merde de leurs années passées ?

Dans un dernier effort, il rouvrit les yeux et parcourut rapidement le listing des prisonniers. Il regardait sans lire. Impossible de se concentrer, de rester dans le rythme de l’enquête. Trop mal au crâne, trop crevé, trop tout.

Une seule solution, rentrer. S’écraser dans un lit. Essayer de dormir une heure, peut-être même deux, avant de se morfondre vers les 3 heures du matin. Comme chaque nuit.

Alors qu’il s’apprêtait à reposer le papier, ses yeux furent soudain attirés par une ligne particulière du listing. La dernière. Date de la rencontre entre Éva Louts et le taulard : vendredi 27 août 2010, il y a dix jours.

Un établissement et une identité qui lui glacèrent le sang.

Prison de Vivonne.

Grégory Carnot.

10

La donne venait subitement de changer.

Plus question de rentrer à l’appartement.

Éva Louts, dix jours avant de mourir, avait été en contact avec Grégory Carnot. L’homme qui avait tout détruit.

Sharko ingurgita un autre café. Un goût de terre brune se plaqua au fond de sa gorge.

Fouetté par l’adrénaline et la caféine, il marchait à présent dans les couloirs presque déserts de la Criminelle. À cette heure, ne restaient plus que quelques ombres, penchées sur les affaires brûlantes. Les officiers de permanence, les gars des stups qui ne délogeaient jamais et veillaient sur les junkies en cellule, ou simplement ceux qui n’avaient pas envie de rentrer chez eux, dévorés qu’ils étaient par le métier. Sur le plancher craquant, ne s’écrasaient plus que des lumières mortes dont il connaissait chaque nuance, chaque palpitation timide. Il avait aimé cette ambiance, ces couloirs vides, ces odeurs de vieux bois lustré. En trente ans, presque rien n’avait changé. Aujourd’hui, alors qu’il approchait de sa fin de carrière, il s’y traînait comme un fantôme en pénitence, poussant sa grosse boule de rancœur avec sa maigre carcasse fatiguée.

Il pénétra dans le bureau vide de Robillard, le lieutenant qui se chargeait de décortiquer la vie informatique d’Éva Louts : factures, dépenses en tout genre, abonnements. Derrière lui, par la petite lucarne, Paris se perdait dans la nuit. On dominait un peu la ville d’ici, comme une promesse fictive : Dormez bien, chers habitants, nous gardons un œil sur vous.

Sharko s’attela à la tâche : remonter le temps, noter les dysfonctionnements éventuels dans le rythme de vie de la victime. Face à lui, il y avait deux tas de feuilles : celles déjà passées au crible par Robillard, et les autres. Il se mit à éplucher le premier paquet, déjà analysé. Très vite, Sharko tiqua sur des copies de réservation de billets d’avion, issus d’une agence de voyage Air France. Le 16 juillet 2010, voilà presque deux mois, Éva Louts prenait un vol en classe économique pour l’aéroport international Abraham González de Ciudad Juárez, au Mexique, où elle était restée cinq jours, puisque le retour datait du 21 juillet.

Puis, le 29 juillet 2010, huit jours plus tard, Éva Louts s’envolait de Paris-Orly vers Manaus, au Brésil cette fois. Le retour Manaus-Paris avait eu lieu le 5 août, soit une semaine plus tard.

Sharko se frotta le menton, en pleine réflexion. Deux voyages successifs en Amérique latine, avant d’arriver au centre de primatologie. Et apparemment, cela ne ressemblait pas à des vacances. Le commissaire connaissait Ciudad Juárez de nom : il s’agissait de l’une des villes les plus dangereuses du monde. L’affaire des « meurtres des femmes de Ciudad Juárez » avait contribué à la sombre réputation de la sixième plus grande agglomération du Mexique. De 1993 à 2005, près de cinq cents femmes avaient disparu, et les trois quarts d’entre elles avaient été retrouvées, toutes tuées de la même façon : tortures, sévices sexuels, mutilations, strangulations. L’une des plus effroyables histoires criminelles de tous les temps, jamais résolue.

Qu’est-ce qu’une étudiante en biologie de vingt-cinq ans, censée observer avec quelle main mangeaient des singes, était allée faire dans ce coupe-gorge ?

Intrigué, Sharko poussa les feuilles sur le côté et s’intéressa aux factures, juste dessous. Le lieutenant Robillard avait déjà croisé certaines informations : les données montraient qu’au Mexique, Louts était toujours restée dans le même hôtel, le Las Misiones, en plein centre-ville, et qu’elle avait pris ses repas du soir sur place, probablement dans le restaurant de l’établissement.

Quant au Brésil, c’était une tout autre histoire. L’étudiante avait utilisé sa carte Gold internationale le premier jour pour retirer une belle quantité de liquide à un distributeur de Manaus — plus de quatre mille reais, soit environ deux mille euros — puis avait probablement payé son hôtel, ses restaurants ou ses dépenses avec cet argent, puisqu’il n’y avait aucune trace informatique de sa présence sur place.

Robillard avait aussi mis le doigt sur autre chose de curieux : un nouveau voyage pour Manaus était prévu. Il s’agissait d’une réservation faite la semaine précédente, avec un départ prévu deux jours plus tard.

Éva Louts voulait retourner là-bas.