— Nous ne nous sommes jamais rencontrés, mademoiselle Henebelle. Je tiens avant toute chose à vous signifier que je ne cherchais pas à déresponsabiliser mon patient de l’horreur de ses actes. Mais Grégory Carnot était en souffrance mentale, et il était de mon devoir de rechercher les causes de cette souffrance.
Lucie réajusta nerveusement les bords de son tailleur. Avant le drame, elle vouait une grande admiration à ces psychiatres, ces médecins, ces psychologues, qui dédiaient leur vie à l’amélioration de celle des autres et qui étaient peut-être davantage prisonniers que les prisonniers eux-mêmes. Mais aujourd’hui, sa vision avait complètement changé : elle aurait aimé que ce type de personne n’existe pas.
— Quel genre de souffrance ? demanda-t-elle.
— De celles que peuvent ressentir les schizophrènes dans leurs phases de délire. Des hallucinations puissantes, des accès de violence spontanée, incontrôlée, qui conduisent au pire. C’est sans doute pour cette raison qu’il s’est suicidé. Il avait trop conscience de sa souffrance et se plaignait de maux de tête abominables.
— Carnot était schizophrène ?
— Je ne pense pas, c’est le fait le plus étrange. Mon patient n’avait aucune expérience de dépersonnalisation, celle qui donne l’impression d’un morcellement du corps. Il n’avait pas non plus d’hallucinations, ne voyait pas de personnages inexistants. Le diagnostic que j’ai pu dresser ne collait pas vraiment à la schizophrénie, mais plutôt à une succession de bouffées délirantes. Malgré tout, je reste persuadé que ses expériences de « voir le monde à l’envers » étaient bien réelles, et non hallucinatoires. Ses dessins sont trop détaillés, minutieux. Essayez de dessiner ne serait-ce qu’un arbre à l’envers, et vous comprendrez la difficulté que cela représente.
— Si ce n’étaient pas des hallucinations, alors expliquez-moi ce que c’était.
— Je l’ignore. Ces symptômes sont, à ma connaissance, complètement inconnus du milieu médical. Je devais faire des IRM sur son cerveau en activité. Il y avait peut-être un dysfonctionnement organique réel, au niveau du cortex visuel ou du chiasma optique, c’est-à-dire le croisement des nerfs optiques dans l’encéphale. Les neurologues ont déjà rencontré des problèmes comme les hémianopsies, où le patient ne voit plus que la moitié des images par exemple, mais jamais ce cas-là.
— Il n’y a pas eu d’autopsie ?
— À mon grand regret, non. Le suicide est incontestable. Et vous savez, les règles sont un peu différentes en prison. Carnot avait été condamné à trente ans, dont vingt-cinq de sûreté. Il n’existait plus. Quant à ses parents adoptifs… Ils n’ont pas réclamé d’enquête.
Il s’empara d’une feuille de papier et fit un dessin.
— L’œil fonctionne comme une lentille. L’image du monde réel qui arrive sur la rétine est inversée. Ensuite, c’est le cerveau, notamment au niveau du cortex visuel, qui se charge de la rétablir dans le bon sens, celui de la gravité. On peut très bien supposer que le cerveau de Carnot présentait un réel dysfonctionnement neurologique dans cette zone, qui aurait débuté insensiblement il y a un peu plus d’un an.
— Donc avant qu’il s’en prenne à mes enfants.
— Effectivement. Il prétendait aussi avoir déjà dessiné à l’envers sur des feuilles de papier avant son passage à l’acte. Mais une feuille, vous savez, on peut la retourner, alors difficile de savoir s’il disait la vérité. Toujours est-il que ses crises ont empiré de façon exponentielle ces dernières semaines.
— Et ces… renversements d’images pourraient, d’une façon ou d’une autre, être en relation quelconque avec ses actes de violence ? Avec sa barbarie ?
Duvette semblait peser chacun des mots qu’il prononçait :
— Vous connaissez le passé de Carnot comme moi, je suppose. Des parents adoptifs aimants, catholiques tous les deux. Un gamin qui a une enfance des plus normales. Élève moyen mais peu turbulent. Pas d’antécédents psychiatriques, peu de bagarres. Vu sa stature, de toute façon, personne ne l’ennuyait. À treize ans, il mesurait déjà un mètre quatre-vingts, il était une force de la nature. Comme il est né sous X, je n’ai pas cherché à vérifier les antécédents médicaux de sa famille biologique. C’est le seul point noir du dossier. Tout ce qu’on sait, c’est que Carnot était intolérant au lactose : il ne pouvait pas boire une goutte de lait, au risque de souffrir de diarrhées et de vomissements. Il n’était pas rare que certains détenus glissent un peu de lait dans sa nourriture, rien que pour s’amuser et le voir souffrir.
— Qu’il ait souffert est le moindre de mes soucis.
Lucie n’arrivait pas à se détendre. Ses mains lui labouraient les cuisses. Sûrement à cause de cette prison, cette atmosphère de mort et de folie qui planait partout. Elle aussi, avait enquêté sur le passé de l’assassin de sa fille. Né sous X à Reims le 4 janvier 1987, adopté par des parents rémois, de bons croyants d’une trentaine d’années à l’époque, qui avaient ensuite déménagé dans le Poitou pour cause de mutation professionnelle. À l’âge de travailler, Carnot était devenu ouvrier dans une usine de fabrique de boîtes de glace, à Poitiers. Un être transparent, toujours à l’heure au travail, que tout le monde appréciait, jusqu’à ce qu’il commette l’irréparable.
Lucie revint à la réalité, elle se mordait l’intérieur des joues. Chaque fois qu’elle songeait au passé trop propre de cet assassin, cela la faisait sortir de ses gonds. Elle ne voulait pas que la responsabilité de Carnot puisse être atténuée. Même mort, elle voulait qu’il puisse porter le poids de ses actes, et les emporter avec lui sur les rives de l’enfer.
— Des individus avec la plus tendre des enfances peuvent devenir les plus pervers, fit-elle sèchement. Cela a déjà été démontré. Pas besoin d’anomalie quelconque du cerveau, ni d’antécédents familiaux. Pas besoin non plus de massacrer des animaux en étant jeune. Certains de ces tueurs sont de bons voisins à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession.
— Je le sais parfaitement. Mais vu l’état actuel des choses, je ne puis que constater. Carnot avait des périodes de grande agressivité, comme il avait des périodes de problèmes visuels et de déséquilibres, accompagnés de maux de tête. Ces derniers temps, les deux ont augmenté dans les mêmes proportions. Pas impossible que l’un soit lié à l’autre. Le cerveau est une machine complexe qui est loin d’avoir livré tous ses secrets.
Résigné, il souleva une liasse de papiers, et la relâcha comme une brique.
— Tout cela était flagrant. Carnot souffrait de quelque chose qui empirait chaque jour, un peu à la manière d’un cancer. Nul doute que dehors, on aurait eu davantage de pistes, de moyens. Nul doute que Carnot aurait eu droit à son IRM et un diagnostic complet depuis longtemps. Mais ici, vous savez, tout est ralenti par cette fichue paperasse et le manque cruel de moyens. Et maintenant, mon patient est mort.
Lucie se pencha fermement sur le bureau.
— Je vous le demande, les yeux dans les yeux : pensez-vous que Grégory Carnot ait pu commettre de telles horreurs sous le coup d’un problème quelconque de son cerveau ? Pensez-vous que l’on puisse, un an après son incarcération, remettre en cause sa responsabilité ? Pensez-vous que les douze jurés qui l’ont jugé responsable de ses actes se soient trompés ?