Выбрать главу

L’homme se racla la gorge. Son regard quitta quelques secondes celui de Lucie, avant de revenir s’y ancrer.

— Non. À l’époque, il avait pleinement conscience de ce qu’il faisait.

Lucie se recula un peu sur sa chaise, une main sur les lèvres. La réponse ne la satisfaisait pas. Voix molle. Manque d’assurance. Il lui mentait pour ne pas remettre en cause le verdict, et pour qu’elle reparte tranquillisée. Elle en était sûre.

— À l’époque… Ne dites-vous pas cela juste pour apaiser ma conscience ? En êtes-vous bien certain ?

Il se mit à déplacer des feuilles, comme s’il rangeait son bureau. Par tous les moyens, il fuyait les yeux de son interlocutrice.

— Absolument certain. Je vous le dis à vous, comme je l’ai dit au policier qui vous a précédée. Carnot était responsable.

Lucie fronça les sourcils.

— Un policier m’a précédée ? Quand ?

— Il y a tout juste deux heures. Il est arrivé tôt ce matin. Un flic de la Criminelle, du 36 quai des Orfèvres. La tête d’un type qui n’avait pas dormi depuis des lustres. J’ai sa carte ici. Enfin, sa carte… Si on peut appeler ça comme ça. Disons plutôt un morceau de carton.

Il ouvrit son tiroir et en sortit un rectangle blanc, qu’il tendit à Lucie.

L’impression d’un coup de poing dans le ventre.

Sur la carte, inscrit au stylo en diagonale sur une surface vierge, une identité : Franck Sharko.

— Ça va, mademoiselle Henebelle ?

Lucie lui rendit la carte, les doigts tremblants. Elle n’avait plus le numéro de Franck Sharko dans son propre téléphone portable. Elle l’avait effacé il y avait bien longtemps, tout comme les sentiments qu’elle avait pu éprouver pour le policier. Du moins le croyait-elle. Revoir cette identité, là, maintenant, si brusquement, dans de pareilles circonstances…

— La Crim ? Vous êtes certain ?

— Absolument.

Un silence. Lucie ne parvenait pas encore à y croire.

— Qu’est-ce qu’il voulait ? Qu’est-ce que Franck Sharko est venu faire ici ?

— Vous le connaissez ?

— Je l’ai connu.

Réponse sèche, qui coupait court à tout épanchement. Le psychiatre n’insista pas et revint au sujet :

— Il m’a posé des questions sur Éva Louts, une étudiante venue rendre visite à Grégory Carnot il y a une dizaine de jours. À ce que m’a dit ce commissaire, elle a été assassinée.

Tout circulait trop vite dans la tête de Lucie. Carnot était mort, mais son spectre rôdait plus que jamais autour d’elle. Elle songea à Franck Sharko. Ainsi, il exerçait toujours, ayant abandonné l’OCRVP pour la Criminelle… Pourquoi n’avait-il pas quitté ce fichu métier, comme il l’avait annoncé avant l’enlèvement des jumelles ? Pourquoi, encore, les tripes, le pavé, le sang, marquant un retour aux origines ?

Sous le coup de ces révélations pour le moins abruptes, elle respira un bon coup. Elle devait procéder calmement, avec méthode. Comme ce flic qu’elle avait été…

Elle posa d’abord des questions sur les circonstances du crime. Le psychiatre lui expliqua ce qu’avait bien voulu lui confier le commissaire de police : Éva Louts, retrouvée assassinée dans un centre de primatologie, proche de Paris. La morsure sur son visage, le vol de données dans son appartement. Le fait qu’elle ait fait des demandes pour rencontrer divers criminels violents, partout à travers la France. Lucie essaya d’emmagasiner un maximum d’informations, de relier les faits. Contre son gré, son cerveau d’ancien officier de police s’était mis à fonctionner à plein régime, et certains réflexes revenaient déjà.

— Pourquoi ? Pourquoi Éva Louts voulait-elle rencontrer ces criminels ?

— Parce qu’ils étaient tous gauchers.

Il remarqua à quel point sa réponse troubla son interlocutrice. Il apporta quelques précisions :

— Non pas que tous les criminels soient gauchers, mais Louts, elle, n’avait sélectionné que des gauchers. Et les criminels les plus violents, qui avaient tué dans des circonstances très floues qu’ils étaient, la plupart du temps, incapables d’expliquer eux-mêmes.

— Mais… Mais pourquoi ? Dans quel but ?

— Pour sa thèse, je présume. Lors de sa venue ici, elle voulait questionner Grégory Carnot en détail, mais il n’était pas trop en état, alors, j’ai joué les intermédiaires. Elle voulait savoir si ses parents étaient gauchers… Si on l’avait forcé à être gaucher ou droitier quand il était enfant. Et un tas d’autres questions qui ne servaient qu’à établir des statistiques et dresser des hypothèses. Saviez-vous que Carnot, la plupart du temps, était droitier ?

— Peu m’importe.

— Il mangeait et dessinait de la main droite, parce que ses parents adoptifs l’avaient forcé à être droitier, à ce que m’a expliqué Louts. Depuis l’aube des temps, être gaucher a toujours été considéré comme un défaut, voire une malédiction ou une marque du diable, notamment au Moyen Âge. Carnot était donc un faux droitier, contraint à le devenir par l’éducation donnée par ses parents catholiques.

Lucie observa un silence, en pleine réflexion.

— Et pourtant… Il a poignardé ma fille de la main gauche. Seize coups de couteau et pas l’once d’une hésitation.

Duvette se leva et leur servit un café dans de minuscules gobelets. Lucie pensa à voix haute :

— Comme si le fait d’être gaucher était enfoui en lui et ne l’avait jamais quitté…

— Exactement. Ce genre de détails intéressait fortement Éva Louts. Peut-être qu’être gaucher, au fond, c’est génétique, et que dans certaines circonstances, l’éducation ne peut rien contre les gènes. Je crois que c’est ce que recherchait l’étudiante lors de sa venue ici.

Lucie secoua la tête, les yeux dans le vague.

— Tout cela ne justifie pas son assassinat.

— Sans doute pas, non. Mais il faut que je vous explique encore deux choses. La première, c’est que Louts voulait à tout prix récupérer des photos du visage de Carnot, pour se « remémorer », disait-elle, chaque individu interrogé, lorsqu’elle aurait à rédiger sa thèse. Je lui ai fourni les photos anthropométriques du dossier Carnot, elles ne sont pas confidentielles. Second point : y a-t-il un rapport avec la latéralité, je l’ignore, mais toujours est-il que lorsque Louts a découvert le dessin à l’envers sur le mur de la cellule, son comportement a changé. Elle s’est mise à me poser des tonnes de questions sur l’origine du dessin. Quand Carnot l’avait-il réalisé ? Pourquoi ? Y avait-il une explication ? Elle semblait… surexcitée face à cette fresque.

— Vous savez pourquoi ?

— Je l’ignore. Dès lors, son regard sur Grégory Carnot a changé. Après avoir vu le dessin, elle a regardé mon patient avec… avec une forme de fascination au fond des yeux…

Lucie en frissonna. Comment pouvait-on éprouver de la fascination face à un être aussi monstrueux ?

— … Elle est partie en me laissant dans le vague, et je ne l’ai plus jamais revue depuis. Aujourd’hui, j’apprends qu’elle est morte. Tout cela est bien étrange.

Lucie termina son café en silence, complètement bouleversée par ces révélations. Il n’y avait plus rien à dire, à faire. Les interrogations demeuraient. Après des questions de routine qui ne lui apprirent rien de plus, elle remercia Duvette, quitta le centre pénitentiaire et s’affala quelques minutes dans le siège de sa voiture, manipulant le petit pistolet semi-automatique qu’elle avait rangé dans sa boîte à gants, aux côtés d’une vieille paire de gants en laine et d’une poignée de CD qu’elle n’écoutait même plus. Sentir l’arme entre ses mains lui fit du bien. La froideur du canon, le poids rassurant de la crosse…