Elle était venue pour obtenir des réponses, elle allait repartir avec plus de questions encore. Que s’était-il passé dans la tête de cette Éva Louts ? Et dans celle de Grégory Carnot ? Et dans celle de Clara, au moment où ce fumier de presque cent kilos se penchait sur elle ? Tant et tant d’inconnues, d’incompréhension, qui risquaient de demeurer à tout jamais sans réponses.
Elle rangea le pistolet à sa place. Elle se l’était procuré parce qu’au fond d’elle-même, elle avait toujours eu l’espoir de s’en servir contre le meurtrier de sa fille. L’introduire, d’une façon ou d’une autre, dans le tribunal. Et abattre le salaud d’une balle dans la tête. Mais elle n’avait jamais eu le cran de le faire. Parce qu’il y avait Juliette, et que son devoir de mère était de veiller sur elle.
Lorsqu’elle démarra, Lucie se regarda dans le rétroviseur et se rendit compte qu’elle était au bord des larmes. Elle donna alors un grand coup de frein et composa le numéro du téléphone portable, normalement rangé au fond du sac d’école de Juliette. Qu’elle fût en classe ou pas, peu importait. Elle devait parler à sa fille, entendre sa voix, s’assurer que tout allait bien, quitte à perturber l’institutrice en plein cours.
Malheureusement, elle tomba sur le répondeur. Elle y laissa un long message d’amour…
12
Tête nue, Franck Sharko avançait sous la pluie battante. Le vent s’était levé, une claque froide qui rougissait les joues. Il redressa le col de son imperméable trop ample et, les mains dans les poches, s’enfonça dans le cimetière.
La procession se tenait au bout de la sixième allée. Une file de noires silhouettes immobiles, qui luttaient contre la tempête pour empêcher que leurs parapluies se déchirent. Peut-être les parents adoptifs de Grégory Carnot, des oncles, des tantes. Des gens pour qui le tueur avait encore un semblant d’humanité. Des individus venus chercher des réponses qu’ils n’obtiendraient jamais. Trempés, les hommes des pompes funèbres étaient en train de descendre une boîte de bois au fond de son trou.
Alors que le froid lui vrillait les os, Sharko constata une autre forme figée, en retrait comme lui, mais de l’autre côté du cimetière. Pas de parapluie, seulement une large capuche qui lui mangeait le profil gauche, ne laissant deviner que la pointe du nez. Cette silhouette faisait tout pour se trouver dans un angle mort par rapport à la tombe de Carnot. Voir sans être vue. Pourquoi ?
Intrigué, le commissaire entreprit d’aller à sa rencontre, mais par surprise. Auparavant, il vérifia que son Sig était bien en place dans son holster. Il remonta discrètement les allées, contourna les sépultures afin de se retrouver dans le dos de l’individu. Le vent et la pluie couvraient le bruit de ses pas sur les cailloux. D’un geste ferme, il posa sa lourde main sur l’épaule droite de l’observateur, qui se retourna dans un sursaut.
Sharko eut l’impression de perdre pied.
Le visage lui apparut dans une demi-obscurité, transi, tout ruisselant, mais il le reconnut immédiatement.
— Lucie ?
Lucie mit une fraction de seconde à réaliser à qui elle avait affaire. Était-ce bien lui ? Lui, le solide gaillard qu’elle avait connu l’année précédente ? Où étaient la chair de son visage, la largeur imposante de sa silhouette ? Parlait-elle seulement à une ombre ou alors à :
— Franck ? C’est… toi ?
Elle se tut, quelque chose de fort et noueux monta dans sa poitrine. Bon Dieu, qu’est-ce qui avait pu le transformer à ce point ? La mort de Clara ? Leur si brutale séparation ? De quel enfer sortait-il ? Il portait sur lui, au fond de ses yeux, toute la culpabilité du monde, une souffrance aussi saillante que ses pommettes. De lourds cernes dévoraient son visage de pierre. Sans réfléchir, sous le coup d’un réflexe ou d’une émotion trop intense, elle se serra contre lui, passa lentement les mains dans son dos. Elle sentait le cœur battre, le tranchant des omoplates le long de ses doigts. Puis elle s’écarta brusquement. Sa capuche avait glissé vers l’arrière, libérant ses longs cheveux blonds. Sharko la regarda avec tendresse. Belle autant qu’il était abîmé. Il avait mal, si mal. La plaie se rouvrait.
— Je n’aurais pas dû venir ici.
Lentement, il plongea à nouveau ses mains trempées dans ses poches et se retourna. Il remercia la pluie, elle cachait sa tristesse, ses sentiments trop visibles. Lui qui, de toute sa vie, avait si peu pleuré. Il s’éloignait quand un mot, ce mot qu’il souhaitait autant qu’il craignait, résonna dans son dos :
— Attends.
Il s’immobilisa, serra les poings. Elle vint à sa hauteur, ignorant les flaques d’eau.
— Il y a un an, Carnot nous a séparés et aujourd’hui, il nous rassemble, j’ignore encore pour quelle raison. Mais je crois qu’il faut qu’on parle un peu. Si tu es d’accord.
Un long silence. Trop long, estima Lucie. Pourquoi ? À quoi songeait-il ? La détestait-il pour la façon dont elle l’avait abandonné ? Finalement, sa voix rauque claqua sous la pluie :
— D’accord… Mais pas longtemps.
Lucie se retourna vers la tombe lointaine de Carnot. L’eau coulait sur son visage, ses lèvres tremblaient, elle avait anormalement froid.
— Il faut que je voie la terre recouvrir son cercueil.
Sharko acquiesça sans bouger. Alors, elle ajouta, d’une voix aussi dure que le marbre d’un caveau :
— Seule.
13
Il l’attendait dans un coin sombre du troquet, pas loin du cimetière, les mains autour d’une grande tasse de café fumant. Des flots rageurs frappaient la vitrine avec force, isolant l’endroit du reste du monde. Deux ou trois ombres traînaient près des pompes à bière, des habitués venus perdre leur foie sur le comptoir. Les seules couleurs alentour étaient des gris fatigués, des noirs usés, des cuivres passés. Tout entraînait vers des abîmes sans fond où devait couler, quelque part, une lourde tristesse. Dans la pénombre, Lucie ôta son blouson trempé, l’égoutta au-dessus d’un paillasson avant de rejoindre l’homme attablé seul. Elle tira à elle une chaise et s’installa en face de lui, chassant avec un mouchoir les gouttes qui ruisselaient encore sur son visage.
Ils se jaugèrent un temps, avec des regards timides. Chacun ouvrit la bouche au même moment, les mots restèrent sur le seuil des lèvres et ce fut finalement Lucie qui débloqua cette situation embarrassante.
— Il m’est arrivé de penser à toi, Franck, après… après ce qui s’est passé. Je t’imaginais toujours dans ton costume impeccable, fort sur tes jambes, le visage dur et assuré. (Elle hocha le menton en direction du cimetière qu’on devinait à peine.) Je t’imaginais si loin de toute cette crasse. Je pensais que tu avais peut-être oublié.
Sharko lâcha un sourire malheureux, qui rendit Lucie plus triste encore. Dans quelles ténèbres avait-il sombré ?
— Plus le temps passe, et plus la plaie grandit. Comment pourrais-je avoir oublié ?
Lucie le sentit résigné, fichu. Un guerrier qui avait abandonné son combat. Inutile de lui demander comment il allait, ce qu’il avait fait ces derniers mois, tout était gravé sur son visage osseux, dans ses yeux vides où plus aucune étoile ne brillait. À coup sûr, il avait erré d’affaire en affaire, à avaler les journées et les nuits. Noyé dans le travail, le sang. Un moyen comme un autre de s’abrutir, de ne plus penser, comme elle dans son centre d’appels. Lucie essaya de faire abstraction de cette douleur acide, de rester procédurale et d’en revenir au but de leur rencontre.