Mais restaient les fameux 5 %, dont les milliers de pages de procédures emplissaient les bureaux mansardés de la Criminelle. Une poignée de tueurs malins, qui passaient entre les mailles du filet. Ceux-là étaient les pires à traquer, il fallait mériter leur arrestation.
Comme par défi envers l’autorité, Sharko piétina de nouveau la scène de crime, se payant même un tour d’inspection du véhicule, et finit par disparaître sans saluer personne. Tous le regardèrent s’éloigner sans desserrer les lèvres, sauf Manien, qui gueulait, encore.
Peu importait. Pour l’instant, Sharko ne voyait plus vraiment clair et avait sommeil…
Pleine nuit. Sharko était debout dans sa salle de bains, les deux pieds joints sur une balance électronique toute neuve, précision à la centaine de grammes. Pas d’erreur ni de mauvais réglage, elle indiquait bien soixante-dix kilos et deux cents grammes. Le poids de ses vingt ans. Ses abdominaux étaient réapparus, de même que les os solides de ses clavicules. Du haut de son mètre quatre-vingt-cinq, il palpa ce corps malade avec dégoût. Sur une feuille collée au mur, il marqua un point au bas d’une grille tracée quelques mois plus tôt. Une droite représentant l’évolution de son poids, qui chutait vers le bas. À ce rythme, elle finirait par sortir de la feuille et se prolongerait sur le carrelage du mur.
Torse nu, il retourna dans sa chambre, une pièce sans vie. Un lit, une armoire, des amas de rails démontés et de trains miniatures, dans un coin. Le radio-réveil dont il n’avait plus entendu la mélodie depuis une éternité indiquait 3 h 07.
C’était bientôt l’heure.
Assis en tailleur, il se positionna au milieu du matelas et attendit. Ses paupières papillonnaient. Ses yeux fixaient les chiffres rouges et agressifs.
3 h 08… 3 h 09… Sharko se mit à décompter contre son gré les secondes dans sa tête, 60, 59, 58, 57… Un rituel dont il était incapable de se débarrasser, qui revenait nuit après nuit. L’enfer au fond de sa cervelle cramée.
Le chiffre des minutes changea.
3 h 10. L’impression d’une explosion, d’une fin du monde.
Un an et seize jours plus tôt, à la minute près, son téléphone avait sonné. Il ne dormait pas non plus, cette nuit-là. Il se rappela alors la voix masculine, provenant du laboratoire de la police scientifique de Poitiers, qui lui avait annoncé le pire. Des mots jaillis d’outre-tombe :
« Les résultats sont formels. Les examens comparatifs de l’ADN de Lucie Henebelle et de la victime brûlée dans les bois sont positifs. Il s’agit donc soit de Clara, soit de Juliette Henebelle, mais nous n’avons aucun moyen d’en savoir plus pour le moment. Je suis désolé. »
D’un geste las, Sharko se glissa sous les draps et les remonta jusqu’au menton, avec le morne espoir de somnoler deux heures, peut-être trois. Juste de quoi survivre. Seuls les vrais insomniaques savent combien les nuits sont longues, et à quel point les fantômes hurlent. Les bruits de la nuit qui résonnent… Et puis, les pensées qui brûlent la tête… Pour contrer cette torture, le vieux flic avait presque tout essayé, en vain. L’immobilité, les somnifères, la synchronicité respiratoire, même le sport jusqu’à s’effondrer de fatigue. Le corps pliait, mais pas l’esprit. Et il se refusait à voir un psy. Il en avait sa claque de tous ces médecins qui l’avaient déjà suivi depuis de trop longues années pour sa schizophrénie.
Il n’aurait jamais, jamais la paix.
Il ferma les yeux et imagina des ballons jaunes qui se laissaient porter par la crête des vagues — ses images à lui pour tenter de s’endormir. Au bout d’un certain temps, il perçut enfin le ressac de la mer, le murmure du vent, le crissement des grains de sable. Ses bras s’engourdissaient, la torpeur s’installait, il entendait même son cœur nourrir ses muscles épuisés. Mais comme chaque fois qu’arrivait l’endormissement, l’écume des vagues vira au rouge sang, rejetant les ballons à moitié crevés sur la plage où seules traînaient des ombres noires d’enfants.
Et il pensa à elle, encore, toujours. Elle, Lucie Henebelle, dont l’image se résumait à un visage, un sourire, des larmes. Que devenait-elle ? Sharko avait discrètement appris qu’elle avait démissionné, quelques jours après l’arrestation de l’assassin et le drame qui aurait enterré n’importe quel être humain. Depuis, avait-elle réussi à sortir la tête hors de l’eau ou avait-elle sombré, comme lui, au fond du trou ? À quoi ressemblaient ses journées, ses nuits ?
Son gros cœur de flic malade se mit à battre plus vite. Bien trop vite pour espérer s’endormir. Alors Sharko se retourna, et recommença. Les vagues, les ballons, le sable chaud…
Le lundi 6 septembre, son téléphone sonna à 7 h 22, alors qu’il prenait son décaféiné, seul, face à une grille de mots croisés même pas remplie au tiers. À la définition « Dieu de la violence et du mal », il avait noté « Seth », puis avait abandonné son jeu en silence, l’esprit trop embrouillé. Avant, il l’aurait terminée en quelques heures, cette grille, mais là…
À l’autre bout de la ligne, Nicolas Bellanger, son nouveau chef, lui demandait de se rendre rapidement au Centre de primatologie de Meudon, à quatre kilomètres de Paris. Une femme venait d’être retrouvée morte dans une cage, agressée et mutilée par un chimpanzé, semblait-il.
Sharko raccrocha sèchement. Il approchait la fin de sa carrière, et on le faisait enquêter sur des singes. Il voyait parfaitement ses collègues se débiner et lui refiler la patate chaude. Il imaginait les railleries, les regards en coin, les « Alors, Commissaire, tu flirtes avec les macaques maintenant ? »
Du fin fond de sa tristesse, il se dit qu’il était tombé bien bas.
2
Après avoir doublé le site de l’observatoire de Meudon, Sharko roulait au pas sur une petite route, au milieu de la forêt, accompagné de son nouveau collègue de l’équipe Bellanger, Jacques Levallois, trente ans. Gueule de premier de la classe, torse musculeux, Levallois avait intégré la Crim un an plus tôt, après avoir obtenu d’excellents résultats à son concours de lieutenant et le piston du sous-chef de la brigade des stups, son oncle.
Ce matin-là, le commissaire n’était pas particulièrement bavard. Les deux hommes n’avaient jamais travaillé ensemble et Levallois, comme tous, connaissait le passé agité de son nouveau binôme. Les traques sans fin des tueurs violents… La plongée dans les affaires les plus tordues… Sa femme et sa fille décédées dans des circonstances tragiques, quelques années auparavant… Et cette drôle de maladie, qui s’était déclenchée dans sa tête, jusqu’à finalement disparaître sans crier gare… Levallois le considérait comme un véritable survivant, l’un de ces héros déchus qu’on ne pouvait qu’admirer ou détester. Pour l’heure, le jeune lieutenant ne savait pas encore quelle attitude adopter. Une seule certitude : Sharko avait été un bon enquêteur.
Si proche de la capitale, l’endroit où les deux flics évoluaient paraissait pourtant coupé du monde : arbres à perte de vue, lumière douceâtre, végétation gourmande. Un panneau discret indiqua « Centre de primatologie, UMR 6552 EEE »
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— EEE, ça veut dire Éthologie-Évolution-Écologie, souligna Levallois pour détendre l’atmosphère.
— Et Éthologie-Évolution-Écologie, ça veut dire quoi exactement ?
— À vrai dire, je n’en sais rien.
Sharko bifurqua dans un renfoncement et se gara sur un parking où reposaient déjà une dizaine de voitures du personnel et un véhicule de police secours. Situé au cœur de la forêt, le centre avait les allures d’un petit camp retranché, protégé par de hautes et solides palissades en bois serrées en une enceinte circulaire. L’entrée se faisait par une grille qui, en l’état actuel des choses, était grande ouverte. Sans un mot, les deux officiers, le vieux et le jeune, pénétrèrent dans l’enclave, en direction d’hommes et de femmes en pleine discussion au bout d’une allée en terre battue.