— Qui a découvert le corps ?
Jaspar se tenait désormais à ses côtés. Petite, trapue, elle se tordait nerveusement les doigts et faisait tout pour que son regard ne croise pas celui de la malheureuse victime. Sharko savait que, pour la plupart des gens, une fois le phénomène de curiosité passé, il devient impossible de regarder la mort en face. De surcroît, la vision de cet être partiellement dénudé était particulièrement insoutenable.
— Hervé Beck, notre animalier. Chaque jour, il vient nettoyer les cages à 6 heures du matin. Quand il est entré ici, il a immédiatement appelé la police.
— Et donc, la porte de la cage était fermée à son arrivée ?
— Non, elle était grande ouverte. C’est Hervé qui l’a tout de suite repoussée quand il a vu le corps, afin d’éviter à Shery de prendre la fuite.
— Où est-il, Hervé ?
— Dehors, avec les autres.
— Très bien. Ce presse-papiers, à proximité du corps… Une idée de sa provenance ?
— Du bureau où travaillait Éva.
— Un avis sur ce qui aurait pu pousser l’étudiante à ouvrir la cage et à entrer à l’intérieur avec un presse-papiers ?
— Shery est la mascotte de notre centre. Contrairement aux autres animaux, elle est en cage uniquement pour dormir et se promène librement où bon lui semble le reste du temps. Elle subtilise de temps à autre des objets, surtout brillants. Éva devait la faire rentrer et l’enfermer une fois ses observations terminées. Comme elle s’absentait souvent la journée, elle venait travailler assez tard et partait la dernière. Nous lui faisions confiance.
La primatologue fixa sa compagne malheureuse.
— Shery est complètement inoffensive. Elle est connue des primatologues de la France entière pour sa gentillesse, son intelligence et surtout, sa capacité à s’exprimer.
— À s’exprimer ?
— Elle parle l’Ameslan, le langage gestuel pratiqué par les sourds-muets américains. Elle a appris voilà plus de trente ans à l’Institut de la communication du chimpanzé et de l’humain, à Ellensburg. J’ai passé ma vie à m’émerveiller des progrès qu’elle faisait, à partager ses joies et ses deuils. Je vous le répète, elle ne peut pas…
Elle se tut soudain, en proie à une terrible évidence : un singe couvert de sang, une victime à ses pieds, frappée à coups de presse-papiers et mordue. Qu’avait-il bien pu se passer ? Comment Shery avait-elle pu commettre une abomination pareille ? Clémentine essaya de communiquer avec l’animal mais malgré ses exhortations, ses appels à travers la grille, la guenon prostrée ne bougeait pas.
— Elle ne veut rien nous dire. Je crois qu’elle est vraiment traumatisée.
Sharko et son collègue Levallois échangèrent un regard entendu. Le jeune lieutenant prit son téléphone portable et sortit. Sharko fourra les mains dans les poches de son jean un peu trop large. Il ne se sentait pas vraiment à l’aise devant ce pauvre animal recroquevillé dans son coin, et ce cadavre bien trop jeune, qui le fixait de ses pupilles vides.
— Madame, une enquête va être ouverte, un juge va être saisi. Mon équipier est parti appeler une équipe de techniciens qui vont venir faire quelques relevés, ainsi que des collègues, pour une enquête de proximité.
Ces propos semblèrent rassurer la primatologue. Mais c’était purement et simplement la procédure. Même un type pendu au bout d’une corde dans une pièce verrouillée de l’intérieur nécessitait l’ouverture d’une instruction. Il fallait être capable de différencier le suicide de l’accident ou du crime maquillé. Sharko fixait le singe. Il se demanda l’espace d’une poignée de secondes si ces animaux avaient eux aussi des empreintes digitales.
— Vous comprenez bien qu’ils vont devoir entrer dans la cage, et aussi pratiquer des prélèvements sur votre… compagne, notamment au niveau des gencives, des ongles, afin de vérifier si on y trouve le sang de la victime, ce qui pourrait prouver l’agression. Il va falloir l’endormir.
Après un instant sans bouger face aux solides barreaux, Clémentine Jaspar acquiesça sans grande conviction.
— Je comprends. Mais dites-moi que vous ne lui ferez pas de mal tant que ne sera pas découverte toute la vérité. Cette guenon, elle est bien plus humaine que la plupart des gens qui nous entourent. Je l’ai ramassée mourante dans la jungle, blessée par des braconniers. Sa mère avait été tuée sous ses yeux. Elle est comme mon enfant. Elle est toute ma vie.
Sharko savait mieux que quiconque ce que cela représentait, d’arracher un être d’amour à quelqu’un, animal ou pas. Il essaya de trouver la réponse la plus neutre possible.
— Je ne peux rien vous promettre, mais je ferai mon possible.
Clémentine Jaspar inspira avec tristesse.
— Très bien. Je vais chercher le pistolet hypodermique.
Elle avait parlé tout bas. Sharko s’approcha de la cage et s’accroupit, prenant garde à ne pas toucher aux barreaux. Il n’y avait aucun doute : la trace de la mâchoire animale sur le visage était nette. Le singe était le coupable, le scénario était limpide. L’animal avait cogné avec le presse-papiers, mordu au visage, et il n’y aurait sans doute jamais d’explication à son acte. Le commissaire avait déjà entendu parler de la violence soudaine de ces primates, qui deviennent capables de massacrer leur propre progéniture, sans raison apparente. Éva Louts avait probablement été imprudente, peut-être avait-elle sollicité la guenon à un mauvais moment. Une chose était sûre : l’avenir de ce pauvre animal aux oreilles écartées et à la bouille craquante se présentait mal.
— Trente-sept ans, vieille mémère. Tu as l’âge d’une femme que j’ai aimée… Tu sais ça ? Jamais trop tard pour péter les plombs, hein ? Pourquoi tu ne nous expliques pas simplement ce qui s’est passé ?
Jaspar réapparut avec un engin qui ressemblait étrangement à un pistolet à peinture. Sharko se redressa et jeta un œil vers le plafond.
— Je vois des caméras de surveillance un peu partout. Vous avez pensé à…
— Ça ne sert à rien. C’est Éva Louts qui devait déclencher le système d’alarme et tout allumer en fermant les portes.
Dans un soupir, la directrice pointa son arme vers la guenon.
— Excuse-moi, ma puce…
À ce moment précis, Shery se retourna et fixa la femme dans les yeux. Poings serrés au sol, elle s’avança mollement vers le bord de la cage. Sur la détente, les doigts de Jaspar tremblaient.
— Désolée, je ne peux pas.
Sharko lui prit l’arme des mains.
— Laissez. Je vais le faire.
Collée aux barreaux, la guenon se redressa un peu, regroupa ses mains, paumes vers l’extérieur, puis les porta au niveau de la gueule en reculant légèrement. Alors que Sharko pointait le pistolet vers l’animal, Jaspar bloqua son geste.
— Attendez ! Elle nous parle enfin.
Shery fit d’autres signes : les deux mains de chaque côté de la tête, agitant les paumes vers le bas, comme le ferait un fantôme voulant effrayer des enfants. Puis la main droite sur les lèvres, avant de la rabattre vers le sol. Et elle recommença cette série de gestes, trois, quatre fois, puis s’approcha du corps d’Éva Louts qu’elle caressa tendrement sur sa joue arrachée. Jamais Sharko n’avait eu l’impression de percevoir tant d’émotion dans le regard d’un être vivant. Cet animal dégageait quelque chose de profondément humain. Bien contre son gré, son gros cœur de flic se serra. Comment diable pouvait-il s’émouvoir devant un singe ?
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Elle n’arrête pas de répéter la même chose : « Peur, monstre, méchant… Peur, monstre, méchant… »