Jaspar retrouva espoir.
— Je vous le disais, Shery est innocente. Quelqu’un est venu ici. Quelqu’un qui a fait du mal à Éva.
— Demandez à Shery si elle connaît ce « monstre méchant ».
Avec ses mains et ses lèvres, la femme exécuta une série de signes que le chimpanzé observa attentivement.
— Son lexigramme comporte plus de quatre cent cinquante mots. Elle va comprendre, pour peu que l’on s’exprime clairement.
Après un temps, Shery secoua négativement la tête. Sharko n’en revenait pas : la femme, à ses côtés, discutait avec un singe, notre grand cousin sur l’échelle de l’Évolution.
— Demandez-lui pourquoi ce monstre est venu ici.
À nouveau, les gestes, auxquels réagit Shery. Index et majeur de la main droite formant un V, et qui venaient croiser rapidement la main gauche grande ouverte. Puis la désignation du cadavre, d’un mouvement net de bras.
— « Tuer. » « Tuer Éva. »
Sharko se frotta le menton, sceptique et stupéfait.
— À votre avis, que signifie « monstre » pour elle ?
— La figure agressive, néfaste, qui cherche à faire le mal. Assurément, il ne peut pas s’agir d’un homme, parce qu’elle aurait employé le bon terme, « homme ». C’est… c’est ce que j’ai du mal à comprendre.
— Et est-ce que les singes peuvent inventer ou mentir ?
— Dans le cas d’un réflexe de survie, ça leur arrive de « tromper ». Si des singes se battent en mêlée jusqu’à la mort, un singe observateur peut pousser un cri signalant une attaque par les airs, dans l’unique but de faire fuir les membres et donc disperser le groupe.
« Si Shery dit qu’elle a vu un monstre, c’est qu’elle a réellement vu un monstre. Peut-être un autre singe plus gros et très agressif, qu’elle aurait interprété comme un monstre.
Sharko ne savait plus vraiment quoi penser. La fatigue pesait, son esprit s’embourbait. Un singe, une cage, un cadavre mordu au visage, et même l’objet contondant propre à toutes les histoires policières, tout paraissait pourtant simple. Presque trop parfait, d’ailleurs. Mais un « monstre » était peut-être venu ici. Et dans ce cas, ce singe parlant avait été le témoin d’un crime.
Il lui fallait un autre café, quelque chose dans le ventre. Alors qu’il réfléchissait, le chimpanzé finit par regagner son coin, leur tournant à nouveau le dos. Le flic pointa le pistolet.
— Je veux bien te croire, Shery, mais pour l’instant, je n’ai pas le choix.
Il tira. Une petite fléchette à bout rouge vint se planter dans le dos du singe, qui tenta de l’arracher, avant de basculer puis de s’effondrer à quelques centimètres seulement du cadavre d’Éva Louts. Jaspar serra les lèvres.
— On n’a pas le choix… Désolée, ma puce…
Sharko lui rendit le pistolet hypodermique et demanda :
— À votre avis, pourquoi un « monstre méchant » aurait fait du mal à Éva Louts ?
— Je l’ignore. Mais j’ai découvert quelque chose de très curieux concernant Éva, avant-hier. C’est peut-être lié…
— C’est-à-dire ?
Jaspar considéra une dernière fois le cadavre, puis le corps inerte de Shery. Elle soupira longuement.
— Allez boire un café, vous n’arrêtez pas de bailler. Ensuite, je vous expliquerai. En attendant, je… je vais prévenir ses parents.
Sharko lui attrapa le poignet.
— Non, laissez. Leur vie va voler en éclats, on n’annonce pas la mort d’un enfant comme ça, au téléphone. Nos équipes vont s’en charger. Ces désagréments font malheureusement partie de notre job.
3
La rentrée des classes, dans une école primaire, est toujours un moment de joie pour la plupart des gamins. Après deux mois d’absence, chacun retrouve enfin ses camarades, raconte ses vacances, exhibe son nouveau sac Spiderman ou sa trousse Dora l’Exploratrice. Baskets rutilantes, odeurs de cuir neuf, stylos et gommes jamais utilisés… Les mômes se jaugent, se saluent, se narguent. Le monde de l’enfance explose en mille couleurs et autant d’éclats.
Lorsque Lucie arriva près de la grille, ce lundi matin-là, les élèves se regroupaient sous le préau. Piaillements, cris, larmes parfois. Dans quelques minutes, l’appel allait être fait, filles et garçons se retrouveraient mélangés dans leur nouvelle classe, pour une année d’apprentissage. Certains parents accompagnaient leur progéniture, notamment les plus petits issus de l’école maternelle. Étape importante dans la marche vers la vie.
L’école privée Sainte-Hélène n’était pas l’école où Lucie avait l’habitude d’amener Juliette, avant le drame. Elle avait appris de la bouche d’un pédopsychiatre qu’il n’y avait pas de règles précises sur la façon de survivre à une sœur décédée, et c’était d’autant plus compliqué dans le cas de jumelles. De ce fait, Lucie avait préféré la rupture avec l’ancien établissement scolaire. Nouveaux camarades, nouveaux instituteurs, nouvelles habitudes pour la petite. Et pour Lucie aussi, cette rupture ombilicale avec le passé était le mieux. Elle ne voulait pas passer pour celle que l’on lorgnerait de travers, que l’on n’oserait pas aborder sans préalablement sortir l’éternelle phrase : « Je suis désolé(e) pour ce qui vous est arrivé. » Ici, personne ne la connaissait, personne ne la regardait… Juste une mère, noyée dans la cohue.
Collée à la grille, Lucie observa les enfants sous le préau, chercha quelques minutes dans la masse colorée puis aperçut Juliette, enfin. La petite souriait, trépignait d’impatience, elle manifestait un véritable empressement à reprendre l’école. Elle resta quelques secondes seule au milieu de la foule indifférente, puis gagna la file, tirant son sac à roulettes tout neuf. Personne ne faisait vraiment attention à elle, les enfants se connaissaient déjà, discutaient, riaient. L’institutrice releva un regard en direction de la grille à destination des parents, l’air de dire que tout allait bien se passer, et poursuivit sa tâche. La Terre ne s’arrêta pas de tourner, partout la vie continuait, coûte que coûte.
À la fin de l’appel des élèves, alors que la majeure partie des parents s’éloignait, Lucie se précipita dans la cour, en direction des classes. Elle interpella l’enseignante tandis que tous les enfants avaient disparu dans le couloir.
— Excusez-moi, madame. Il y a quelque chose d’important que j’ai oublié de demander. Ça concerne les récréations. Est-ce que les enseignants sortent pour surveiller les élèves ? Est-ce que cette grille, là-bas, vous la fermez chaque fois ?
— Dès l’instant où les derniers parents seront sortis de la cour. Ne vous inquiétez pas pour votre enfant. S’il y a un endroit où il est en sécurité, c’est bien ici. Vous êtes madame ?
— Henebelle. La maman de Juliette.
L’institutrice sembla réfléchir.
— Juliette Henebelle… Je ne vois pas, désolée, mais je n’ai pas encore les prénoms et les visages en tête. Ça viendra. Et maintenant, si vous permettez…
Elle monta les marches et disparut dans le couloir.
Lucie quitta la cour, rassurée. L’institutrice avait raison, il ne fallait pas s’inquiéter. Cet établissement était l’un des plus réputés de Lille pour sa sécurité et sa prise en charge des enfants.
Seule, la tête rentrée entre les épaules, les mains dans les poches, Lucie remonta lentement à pied le boulevard Vauban, l’un des quartiers étudiants de la ville à cause de la proximité des grandes écoles, HEC, ICAM, ISEN… Les trottoirs étaient encombrés de jeunes, de cadres en costume, de livreurs en tout genre. Après deux mois dans la langueur de l’été, la capitale des Flandres reprenait des couleurs. Lucie se dit qu’il était plus que temps.