— Quoi ?
— Elle ne veut pas me croire. Je lui ai dit : “Les docteurs sont formels”, mais elle m’a dit : “Non, ce ne serait pas prudent ; je ne veux pas de vos mains sur moi, ni quoi que ce soit d’autre.”
— Gianni, avez-vous importuné votre infirmière ?
— Je suis en train de retrouver la santé, dottore. Je ne suis pas un moine. On m’a envoyé vivre avec les cappucini au monastère de Pozzuoli, d’accord, mais c’était seulement pour que le bon air me guérisse de ma phtisie, pas pour me faire moine. Je ne suis pas un moine actuellement, et je ne suis plus malade. Pourriez-vous vous passer de femme pendant trois siècles ? » Il a rapproché son visage de celui de Hoaglund, a fixé sur lui des yeux pétillants et a pris un air outrageusement lubrique. « Vous allez me rendre célèbre. Alors il y aura de nouveau des femmes, oui ? Et il faudra leur dire que pour cette blennorragie il n’y a plus rien à craindre. Ah ! les miracles qu’on fait aujourd’hui ! »
Un peu plus tard Hoaglund m’a dit : « Et tu pensais que Mozart risquait de nous causer trop de problèmes ? »
Au moment où nous l’avons récupéré, il ne nous avait pas bombardé avec ces histoires de femmes, de célébrité ou de merveilleuses nouvelles compositions. Il n’était alors qu’une épave, un spectre hébété, évidé, grillé. Il ne savait pas s’il venait de se réveiller au paradis ou en enfer, mais quoi que ce fût, cela le laissait tour à tour dans un état de stupéfaction et de dépression. Tout juste s’il s’accrochait encore à la vie, au point que nous commencions à nous demander si nous n’avions pas attendu trop longtemps pour le cueillir. Peut-être aurait-il été plus sage, estimaient certains d’entre nous, de le réexpédier et de le prendre à un moment antérieur, par exemple l’été 1735, alors qu’il n’était pas encore au bord de la tombe. Mais nous n’avions pas les finances nécessaires pour procéder à un second harponnage, et nous étions par ailleurs ligotés par les règles strictes que nous nous imposons. Nous avions le pouvoir d’arracher qui nous voulions du passé – Napoléon, Genghis khan, Jésus, Henry VIII – mais nous n’avions aucun moyen de savoir quels effets cela pourrait avoir sur le cours de l’histoire si nous péchions Lénine alors qu’il était, disons, encore en exil en Suisse, ou ramassions Hitler alors qu’il était encore ouvrier plâtrier. Aussi avons-nous décidé a priori de ne harponner que des gens qui avaient leur vie et leur œuvre derrière eux, et se trouvaient si près du moment de leur mort naturelle que leur disparition avait peu de chance de perturber la structure de l’univers. Pendant des mois j’avais fait des pieds et des mains pour qu’on harponne Pergolèse, j’avais eu gain de cause, et nous l’avions tiré du monastère dix-huit jours avant la date officielle de sa mort. Une fois l’homme en notre possession, il n’était pas sorcier de lui substituer un cadavre synthétique, qui fut dûment découvert et enterré, et jusque-là, pour autant que nous le sachions, l’histoire n’a pas eu à souffrir du fait qu’un Italien tuberculeux a été mis dans sa tombe deux semaines plus tôt que ne l’affirment les encyclopédies.
N’empêche que ça n’avait pas été une mince affaire de le maintenir en vie. Les jours qui ont suivi le harponnage comptent parmi les pires de ma vie. Des années et des années de préparation, des montagnes de dollars investis dans le projet, tout ça pour que notre premier harponné nous claque entre les pattes…
Mais rien de tel n’était arrivé. La vitalité qui lui avait permis d’accoucher de seize opéras, d’une douzaine de cantates et d’innombrables symphonies, concertos, messes et sonates en vingt-six années d’existence, l’avait ramené du bord de la tombe, une fois les ressources de la médecine moderne mises à contribution pour lui reconstruire les poumons et le guérir de ses diverses maladies vénériennes. D’heure en heure nous avions pu le voir reprendre des forces. En quelques jours il était complètement transformé. Il y avait là quelque chose de presque magique, même pour nous. Et cela nous montrait avec éclat combien de vies avaient été inutilement perdues en ces jours archaïques faute de ces choses devenues courantes pour nous – antibiotiques, greffes d’organes, micro-chirurgie, thérapie régénératrice.
Là, j’ai connu des jours merveilleux. Le jeune homme pâle et faible qui luttait pour sa vie dans le bloc du fond était entouré d’une brillante aura de célébrité croissante et de légende édifiée par les siècles : c’était Pergolesi, l’enfant prodige, la fontaine de mélodie, le compositeur de l’impressionnant Stabat Mater et de l’exubérante Serva Padrona, qui, dans les décennies postérieures à sa mort prématurée, avait été mis au rang de Bach, de Mozart, de Haydn, et dont les œuvres les plus mineures avaient inspiré l’ensemble de l’opéra comique en tant que genre. Mais le regard qu’il portait sur lui était différent : il n’était qu’un pauvre jeune homme épuisé, malade, mourant, Gianni le pathétique, le raté, la loque, inconnu au-delà de Rome et de Naples et médiocrement apprécié dans ces deux villes, où ses opéras sérieux étaient cruellement négligés, ses messes et ses cantates couvertes d’éloges mais rarement jouées, les opéras comiques qu’il bâclait allègrement étant les seules œuvres à lui valoir quelques applaudissements – le pauvre Gianni, usé à vingt-cinq ans, détruit autant par la déception que par la tuberculose et les maladies vénériennes, qui se traînait jusqu’au monastère franciscain pour y mourir dans le plus complet dénuement. Comment aurait-il pu savoir qu’il allait être célèbre ? Mais nous le lui avons montré. Nous lui avons fait écouter des enregistrements de sa musique, à la fois les œuvres authentiques et celles qui avaient été fabriquées en son nom par les sans scrupule pour tirer profit de sa gloire posthume. Nous lui avons laissé lire les biographies, les essais critiques et même les romans que l’on avait publiés sur lui. Naturellement, cela a dû revenir pour lui à débarquer au paradis, et jour après jour il a repris des forces et du poids, il s’est épanoui, il a fini par être resplendissant de vigueur, de passion et d’assurance. Il savait désormais qu’aucune magie n’avait été à l’œuvre sur lui, qu’il avait été emporté dans l’inimaginable futur et ramené à la santé par des êtres humains ordinaires, et il acceptait cela, ayant rapidement cessé de se poser des questions à ce sujet. Tout ce qui l’intéressait à présent, c’était la musique. Dès la seconde semaine, et pendant toute la troisième, nous lui avons donné un cours intensif d’histoire de la musique postbaroque. D’abord Bach, puis la rupture avec la polyphonie – « Naturalmente, a-t-il dit. C’était inévitable, j’y serais moi-même parvenu si j’avais vécu. » – et toutes les heures passées avec Mozart, Haydn, Johann Christian Bach, dont il absorbait les œuvres complètes, transporté d’extase. Son esprit vif, agile, a commencé alors à tracer ses propres directions. Un matin je l’ai trouvé les yeux rouges d’avoir pleuré. Il avait passé la nuit à écouter Don Giovanni et Le Mariage de Figaro. « Ce Mozart, a-t-il fait. Vous allez le ramener, lui aussi ?