— Nudi ! Assolutamente nudi !
— Il y a longtemps que nous n’en sommes plus à avoir honte de notre corps, ai-je dit. Les lois nous autorisent à aller nus en de tels endroits.
— Straordinario ! Incredibile ! » Il est resté un moment bouche bée, puis il s’est répandu en un torrent de questions, d’abord en italien, son anglais ne revenant qu’au prix d’un certain effort. Est-ce que les maris autorisaient leurs femmes à venir ici ? Les pères y autorisaient-ils leurs filles ? Y avait-il des viols sur la plage ? Des duels ? Si le corps avait perdu son mystère, comment le désir sexuel arrivait-il à subsister ? Si un homme ressentait une certaine excitation, était-il indécent de la laisser voir ? Et ainsi de suite, jusqu’au moment où j’ai dû faire signe à Nella de lui administrer une petite injection. Désormais plus calme, Gianni a digéré l’idée de nudité collective de façon plus réfléchie ; mais cela l’avait encore plus sidéré que Beethoven, c’était clair.
Nous l’avons laissé se rincer l’œil encore une dizaine de minutes. Comme nous nous préparions à regagner la voiture, Gianni a désigné du doigt une plantureuse petite brune qui pataugeait au bord des flaches et dit : « Je la veux. Amenez-la-moi.
— Gianni, nous ne pouvons pas faire ça !
— Vous me prenez pour un eunuque ? Vous croyez que je peux voir tous ces corps sans me rappeler le plaisir d’avoir une paire de seins dans les mains, une langue cherchant la vôtre ? » Il m’a saisit le poignet. « Amenez-la-moi.
— Pas encore. Vous n’allez pas encore assez bien. Et nous ne pouvons pas vous l’amener comme ça. Les choses ne se passent pas ainsi chez nous.
— Elle se promène toute nue. Elle appartient à tout le monde.
— Non. Vous ne comprenez toujours pas, n’est-ce pas ? » J’ai fait signe à Nella Brandon. Elle lui a administré une autre injection. Nous avons poursuivi notre périple, et son agitation est tombée. Nous n’avons pas tardé à arriver à la barrière marquant l’endroit où la côte était tombée dans la mer, et nous avons obliqué vers l’intérieur en passant par l’ancien emplacement de Santa Monica. J’y suis allé de mes explications sur le tremblement de terre et le glissement de terrain. Gianni a souri de toutes ses dents.
« Ah ! il terremoto, vous avez ça vous aussi ? Il y a quelques années nous avons eu un grand tremblement de terre à Napoli. Vous avez compris ? Et alors on me demande d’écrire une messe d’action de grâces parce que tout n’a pas été détruit. C’est une messe très célèbre pendant un certain temps. Vous la connaissez ? Il faut que vous l’entendiez. » Il s’est tourné vers moi et m’a saisi le poignet. Avec une intensité encore plus grande que celle occasionnée par le spectacle de la jolie brune, il a dit : « Je composerai une autre messe célèbre, oui ? Je serai de nouveau très célèbre. Et je serai riche. Oui ? J’étais célèbre et puis on m’a oublié et je suis mort et me voilà de nouveau vivant et je serai de nouveau célèbre. Et riche. Oui ? Oui ? »
Sam Hoaglund l’a regardé bien en face et lui a dit : « Dans une quinzaine, Gianni, vous serez l’homme le plus célèbre du monde. »
Machinalement, Sam a pressé le bouton commandant la radio. La voiture était parfaitement équipée pour la surmodulation, et des multiples haut-parleurs ont jailli les palpitations-vibrations familières de Wilkes Booth John interprétant Membrane. Les infrasons étaient époustouflants. Gianni s’est redressé sous l’impact de la musique. « Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Surmodulation, a dit Sam. Wilkes Booth John.
— Surmodulation ? Ce mot n’a aucun sens pour moi. C’est une musique ? De quand ?
— La musique d’aujourd’hui », a fait Nella Brandon.
Comme nous filions le long de Wilshire, Sam a lancé aussi les couleurs et les lumières, et tout l’intérieur de la voiture s’est mis à puiser, à jeter des éclats, à grésiller. Et Gianni de se retrouver une fois de plus au pays des merveilles. De cligner les yeux, de se presser les joues, de secouer la tête. « C’est comme la musique des rêves, a-t-il dit. Le compositeur ? Qui c’est ?
— Pas un compositeur, a dit Sam. Un groupe. Wilkes Booth John, il s’appelle. Ce n’est pas de la musique classique, c’est de la pop. De la musique populaire. La pop n’a pas de compositeur.
— Elle se fabrique toute seule, cette musique ?
— Non, ai-je fait. C’est l’ensemble du groupe qui compose. Et qui joue.
— L’orchestre. C’est de la pop et l’orchestre compose. » Il semblait perdu, aussi déconcerté qu’il avait pu l’être depuis le moment où il s’était réveillé, nu et frêle, dans la cage du harpon. « De la pop. Quelle étrange musique. Si simple. Ça se répète indéfiniment, toujours la même chose, bruyante, informe. Mais je crois bien que ça me plaît. Qui écoute cette musique ? Imbecili ? Infanti ?
— Tout le monde », a dit Sam.
Cette première sortie dans Los Angeles ne fit pas que nous apprendre que Gianni pouvait affronter le monde moderne ; elle transforma aussi sa vie parmi nous de bien des façons. Et d’abord pas question de le forcer plus longtemps à la continence après l’épisode de la plage de Topanga. Il était en bonne santé, il était gaillard, il était vigoureusement hétérosexuel – une vieille biographie de lui que j’avais lue mettait sa mauvaise santé et sa disparition prématurée sur le compte de « son libertinage notoire » – et nous pouvions difficilement le traiter comme un prisonnier ou un animal de zoo. Sam le brancha sur une de ses secrétaires, Melissa Burke, une volontaire empressée.
Et puis Gianni avait été aussi confronté pour la première fois à la séparation bien établie entre musique classique et populaire, à l’ensemble du clivage moderniste entre le grand art et le divertissement sans prétentions intellectuelles. C’était là quelque chose de nouveau pour lui et de déconcertant au premier abord. « Cette pop, disait-il, c’est la musique des paysans ? » Mais il a saisi progressivement l’idée d’une distinction entre simple musique rythmique, écoutée par tout le monde, et « grande » musique, réservée à une élite et jouée seulement en des occasions solennelles. « Mais ma musique à moi, protestait-il, elle contenait des airs, les gens pouvaient la siffloter. C’était la musique de tout le monde. » Il était fasciné par le fait que les compositeurs avaient abandonné la mélodie pour se rendre accessible à la plupart des gens. Nous lui avons expliqué que c’était un phénomène qui avait touché tous les arts. « Pauvres fous de futuruomini », nous a-t-il répondu d’un ton indulgent.
Soudain, il se mit à devenir un connaisseur en groupes de surmodulation. On installa un impressionnant équipement dans sa chambre, et Melissa et lui restaient branchés des heures durant, s’imprégnant des structures ondulatoires libérées par Les Ciseaux, Ultramousse, Wilkes Booth John et autres groupes à succès. Quand je lui ai demandé comment avançait sa nouvelle symphonie, il m’a regardé d’un drôle d’air.
Il commença à faire d’autres petites incursions dans la vie moderne. Sam et Melissa l’emmenèrent s’habiller dans Figueroa Street et il ressortit des boutiques cholo avec une nouvelle garde-robe dans le dernier style aztèque flamboyant pour remplacer les vêtements de laboratoire qu’il portait depuis son réveil. Il fit teindre en roux ses cheveux prématurément gris. Il se procura des bijoux qui faisaient shebam ! pow ! blop ! wizz ! quand les traducteurs d’humeur se mettaient en marche. En quelques jours il était complètement transformé ; il devint le parfait jeune Angeleno, mince, soigné, élégant, jusque dans le détail de la petite touche d’accent étranger et de syntaxe exotique.