Servaz regarda devant lui à travers la bulle de Plexiglas.
Le temps s’était dégagé. Les trois tuyaux géants qui émergeaient de l’arrière du bâtiment escaladaient le flanc de la montagne ; les pylônes du téléphérique suivaient le même trajet. Il hasarda un nouveau coup d’œil vers le bas — et le regretta aussitôt. La centrale était déjà loin au fond de la vallée, les voitures et les fourgons rapetissaient à grande vitesse, dérisoires points de couleur aspirés par l’altitude. Les tuyaux plongeaient vers la vallée comme des sauteurs à skis du haut d’un tremplin : un vertige de pierre et de glace à couper le souffle. Servaz pâlit, déglutit et se concentra sur le haut du massif. Le café qu’il avait avalé au distributeur dans le hall flottait quelque part dans son œsophage.
— Ça n’a pas l’air d’aller.
— Pas de problème. Tout va bien.
— Vous avez le vertige ?
— Non…
Le capitaine Ziegler sourit sous son casque à écouteurs. Servaz ne voyait plus ses yeux derrière ses lunettes de soleil — mais il pouvait admirer son bronzage et le léger duvet blond de ses joues caressées par la lumière violente qui se réverbérait sur les crêtes.
— Tout ce cirque pour un cheval, dit-elle soudain.
Il comprit qu’elle n’approuvait pas plus que lui ce déploiement de moyens et qu’elle profitait qu’ils fussent à l’abri des oreilles indiscrètes pour le lui faire savoir. Il se demanda si sa hiérarchie lui avait forcé la main. Et si elle avait renâclé.
— Vous n’aimez pas les chevaux ? dit-il pour la taquiner.
— Je les aime beaucoup, répondit-elle sans sourire, mais ce n’est pas le problème. Nous avons les mêmes préoccupations que vous : manque de moyens, de matériel, de personnel, et les criminels ont toujours deux longueurs d’avance. Alors, consacrer autant d’énergie à un animal…
— En même temps, quelqu’un capable de faire ça à un cheval…
— Oui, admit-elle avec une vivacité qui lui fit penser qu’elle partageait son inquiétude.
— Expliquez-moi ce qui s’est passé là-haut.
— Vous voyez la plate-forme métallique ?
— Oui.
— C’est l’arrivée du téléphérique. C’est là qu’était accroché le cheval, au portique, juste en dessous des câbles. Une vraie mise en scène. Vous verrez ça sur la vidéo. De loin, les ouvriers ont d’abord cru qu’il s’agissait d’un oiseau.
— Combien d’ouvriers ?
— Quatre, plus le cuistot. La plate-forme supérieure du téléphérique les conduit au puits d’entrée de l’usine souterraine : c’est le truc en béton, là, derrière la plateforme. Grâce à une grue, ils descendent au fond du puits le matériel qui est chargé sur des tracteurs à deux places avec des remorques. Le puits débouche soixante-dix mètres plus bas dans une galerie, au cœur de la montagne. Soixante-dix mètres, ça fait une sacrée descente. Ils utilisent la même galerie qui conduit l’eau du lac supérieur aux conduites forcées pour accéder à l’usine : les vannes du lac supérieur sont neutralisées le temps que les hommes passent.
L’appareil survolait à présent la plate-forme plantée dans le flanc de la montagne comme un derrick. Elle était presque suspendue dans le vide — et Servaz sentit de nouveau le vertige lui nouer le ventre. En dessous de la plate-forme, la pente plongeait en un à-pic vertigineux. Le lac inférieur était visible mille mètres plus bas, entre les cimes, avec son grand barrage en arc de cercle.
Servaz aperçut des traces dans la neige autour de la plate-forme, là où les techniciens avaient effectué leurs prélèvements et pelleté la neige. Des rectangles de plastique jaune avec des numéros noirs là où ils avaient trouvé des indices. Et des projecteurs à halogène encore aimantés sur le métal des piliers. Il se dit que, pour une fois, il n’avait pas été difficile d’isoler la scène du crime mais que le froid avait dû leur poser des problèmes.
Le capitaine Ziegler désigna l’échafaudage.
— Les ouvriers ne sont même pas sortis de la cabine. Ils ont appelé en bas et ils sont redescendus aussi vite. Ils avaient une peur bleue. Peut-être craignaient-ils que le cinglé qui a fait ça ne soit encore dans les parages.
Servaz épia la jeune femme. Plus il l’écoutait, plus il sentait croître son intérêt et le nombre des questions.
— Un seul homme a-t-il pu hisser le corps d’un cheval mort à cette hauteur et le fixer au milieu des câbles sans aide, d’après vous ? Ça paraît difficile, non ?
— Freedom était un yearling d’environ deux cents kilos, répondit-elle. Même si on enlève la tête et l’encolure, cela fait quand même près de cent cinquante kilos de viande à trimballer. Cela dit, vous avez vu le diable tout à l’heure : ce genre d’engin peut déplacer des charges utiles énormes. Sauf que, en admettant qu’un homme puisse parvenir à trimballer un cheval à l’aide d’un chariot ou d’un diable, il n’a pas pu le suspendre et l’arrimer seul au portique comme il l’était. Et puis, vous avez raison : il a bien fallu un véhicule pour l’amener jusque-là.
— Et les vigiles n’ont rien vu.
— Et ils sont deux.
— Et ils n’ont rien entendu.
— Et ils sont deux.
Ni l’un ni l’autre n’avait besoin qu’on lui rappelle que 70 % des auteurs d’homicides étaient identifiés dans les vingt-quatre heures qui suivent le crime. Mais qu’en était-il lorsque la victime était un cheval ? Voilà le genre de question qui n’entrait probablement pas dans les statistiques de la police.
— Trop simple, dit Ziegler. C’est ce que vous pensez. Trop simple. Deux vigiles et un cheval. Quelle raison auraient-ils de faire ça ? S’ils avaient voulu s’en prendre à un cheval d’Éric Lombard, pourquoi auraient-ils été le coller précisément en haut de ce téléphérique, là où ils travaillent, pour être les premiers soupçonnés ?
Servaz réfléchit à ce qu’elle venait de dire. Pourquoi, en effet ? D’un autre côté, était-il possible qu’ils n’aient rien entendu ?
— Et puis, pourquoi feraient-ils une chose pareille ?
— Personne n’est simplement vigile, flic ou gendarme, dit-il. Tout le monde a ses secrets.
— Vous en avez, vous ?
— Pas vous ?
— Oui, mais il y a l’Institut Wargnier, s’empressa-t-elle de dire en manœuvrant l’hélico. (Servaz retint de nouveau son souffle.) Il y a sûrement plus d’un type là-dedans capable d’un truc pareil.
— Vous voulez dire quelqu’un qui aurait réussi à sortir et à revenir sans que le personnel de l’établissement s’en aperçoive ? (Il réfléchit.) À aller jusqu’au centre équestre, à tuer un cheval, à le sortir de son box et à le charger tout seul à bord d’un véhicule ? Tout ça sans que personne s’aperçoive de rien, ni ici ni là-bas ? Et aussi à le dépecer, à le monter là-haut, à…
— D’accord, d’accord, c’est absurde, le coupa-t-elle. Et puis, on en revient toujours au même point : comment même un fou réussirait-il à accrocher un cheval là-haut sans l’aide de personne ?