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— Deux cinglés alors, s’échappant sans être vus et réintégrant leurs cellules sans chercher à filer ? Ça ne tient pas debout !

— Rien ne tient debout dans cette histoire.

L’appareil s’inclina brusquement sur la droite pour faire le tour de la montagne — ou bien ce fut la montagne qui s’inclina dans le sens opposé : Servaz n’aurait su le dire et il déglutit de nouveau. La plateforme et le blockhaus d’entrée disparurent derrière eux. Des tonnes de roches défilèrent sous la bulle de Plexiglas, puis un lac apparut, beaucoup plus petit que celui d’en bas. Sa surface, nichée au creux de la montagne, était couverte d’une épaisse pellicule de glace et de neige ; on aurait dit le cratère d’un volcan gelé.

Servaz découvrit une maison d’habitation au bord du lac, collée à la roche, près du petit barrage de retenue.

— Le lac supérieur, dit Ziegler. Et le « chalet » d’habitation des ouvriers. Ils y accèdent par un funiculaire qui remonte directement des profondeurs de la montagne à l’intérieur de la maison et qui la relie à l’usine souterraine. C’est là qu’ils dorment, qu’ils mangent, qu’ils vivent une fois leur journée finie. Ils passent cinq jours ici avant de redescendre dans la vallée pour le week-end, et cela trois semaines durant. Ils ont tout le confort moderne, et même la télévision par satellite — mais ça reste quand même un travail éprouvant.

— Pourquoi ne passent-ils pas par là pour accéder à l’usine en arrivant, plutôt que d’être obligés de neutraliser la rivière souterraine ?

— La centrale n’a pas d’hélico. Cette aire n’est utilisée qu’en cas d’extrême urgence, tout comme la zone d’atterrissage en bas, par les secours en montagne. Et encore, quand le temps s’y prête.

L’appareil descendit doucement vers une surface plane aménagée au milieu d’un chaos de névés et de moraines éparses. Un nuage de poudreuse les encercla. Servaz devina un grand H sous la neige.

— Nous avons de la chance, lança-t-elle dans les écouteurs. Il y a cinq heures, quand les ouvriers ont découvert le corps, on n’aurait pas pu arriver jusqu’ici : le temps était trop mauvais !

Les patins de l’appareil entrèrent en contact avec le sol. Servaz se sentit revivre. La terre ferme — même à plus de deux mille mètres d’altitude. Mais il allait falloir redescendre par le même chemin et cette perspective lui tordit l’estomac.

— Si je comprends bien, par mauvais temps, une fois la galerie remplie d’eau, ils sont prisonniers de la montagne. Comment font-ils en cas d’accident ?

Le capitaine Ziegler eut une moue éloquente.

— Il leur faut vider à nouveau la galerie et revenir au téléphérique par le puits d’accès. Au moins deux heures avant d’être à la centrale, plutôt trois.

Servaz aurait été curieux de savoir quelles primes touchaient ces types pour courir de tels risques.

— À qui appartient l’usine ?

— Au groupe Lombard.

Le groupe Lombard. L’enquête démarrait à peine et c’était la deuxième fois qu’il apparaissait sur leurs écrans radar. Servaz imagina une nébuleuse de sociétés, de filiales, de holdings, en France mais aussi vraisemblablement à l’étranger, une pieuvre dont les tentacules s’étendaient partout, l’argent remplaçant le sang à l’intérieur de ses membres et coulant par milliards des extrémités vers le cœur. Servaz n’était pas un spécialiste des affaires mais, comme tout le monde aujourd’hui, il connaissait à peu près le sens du mot « multinationale ». Une vieille usine comme celle-là était-elle vraiment rentable pour un groupe comme Lombard ?

La rotation des pales ralentit et le sifflement de la turbine décrut.

Le silence.

Ziegler posa son casque, ouvrit sa portière et mit un pied à terre. Servaz en fit autant. Ils s’avancèrent lentement vers le lac gelé.

— Nous sommes à deux mille cent mètres, annonça la jeune femme. Ça se sent, non ?

Servaz respira profondément l’éther pur, enivrant et glacé. La tête lui tournait légèrement — peut-être à cause du vol en hélicoptère ou bien à cause de l’altitude. Mais c’était une sensation plus exaltante que perturbante qu’il assimila à l’ivresse des profondeurs. Il se demanda s’il existait une ivresse des cimes. La beauté et la sauvagerie du site le frappèrent. Cette solitude minérale, ce désert lumineux et blanc. Les volets de la maison étaient fermés. Servaz imagina ce que les ouvriers devaient ressentir en se levant chaque matin et en ouvrant les fenêtres qui donnaient sur le lac, avant de descendre dans les ténèbres. Mais peut-être ne pensaient-ils qu’à ça, justement : à la journée qui les attendait en bas, dans les profondeurs de la montagne, au bruit assourdissant et à la lumière artificielle, aux longues heures pénibles à tirer.

— Vous venez ? Les galeries ont été percées en 1929, l’usine installée un an plus tard, expliqua-t-elle en marchant vers la maison.

Elle était pourvue d’un avant-toit supporté par de gros piliers de pierre brute, formant une galerie sur laquelle donnaient toutes les fenêtres sauf une, sur le côté. Sur l’un des piliers, Servaz aperçut le manchon de fixation d’une antenne parabolique.

— Vous avez examiné les galeries ?

— Bien sûr. Nos hommes sont encore dedans. Mais je ne pense pas que nous trouverons quoi que ce soit ici. Le ou les types ne sont pas venus jusqu’ici. Ils se sont contentés de mettre le cheval dans le téléphérique, de l’accrocher là-haut et de redescendre.

Elle tira sur la porte en bois. À l’intérieur, toutes les lampes étaient allumées. Il y avait du monde dans toutes les pièces : des chambres à deux lits ; un salon avec une télé, deux canapés et un bahut ; une grande cuisine avec une table de réfectoire. Ziegler entraîna Servaz vers l’arrière de la maison, là où elle s’enfonçait dans la roche — une pièce qui semblait servir à la fois de sas et de vestiaire, avec des casiers métalliques et des patères fixées au mur. Servaz découvrit le grillage jaune du funiculaire au fond de la pièce et, derrière, le trou noir d’une galerie creusée dans les entrailles obscures de la montagne.

Elle lui fit signe de monter, referma la grille sur eux puis appuya sur un bouton. Aussitôt, un moteur s’enclencha et la cabine s’ébranla. Elle se mit à descendre doucement le long de rails luisants, en vibrant légèrement, suivant une pente de quarante-cinq degrés. Le long de la paroi de roche noire, à travers le grillage, des néons rythmaient leur descente à intervalles réguliers. Le boyau déboucha sur une grande salle taillée à même la roche, brillamment éclairée par des rangées de néons. Un atelier plein de machines-outils, de tuyaux et de câbles. Des techniciens portant la même combinaison blanche que ceux aperçus à la centrale s’activaient un peu partout.

— Ces ouvriers, j’aimerais les interroger tout de suite, même si on doit y passer la nuit. Ne les laissez pas rentrer chez eux. Ce sont toujours les mêmes qui montent ici, chaque hiver ?

— À quoi pensez-vous ?

— À rien pour le moment. Une enquête à ce stade, c’est comme un carrefour en forêt : tous les chemins se ressemblent, mais un seul est le bon. Ces séjours dans la montagne, à huis clos, loin du monde, ça doit créer des liens mais aussi des tensions. Il faut avoir la tête solide.

— D’anciens ouvriers qui en voudraient à Lombard ? Dans ce cas, pourquoi une telle mise en scène ? Quand quelqu’un cherche à se venger de son employeur, il surgit sur son lieu de travail avec une arme et il s’en prend à son patron ou à ses collègues avant de la retourner contre lui. Il ne s’embête pas à accrocher un cheval en haut d’un téléphérique.

Servaz savait qu’elle avait raison.