Martin, pour l’amour du ciel, tire-toi !
Servaz retournait la carte dans tous les sens.
Une carte détaillée du haut Comminges. Au 1/50 000. Il avait beau la scruter, la déplier et l’approcher de la lampe, il ne voyait rien. Pourtant, Ziegler avait consulté cette carte récemment. Sans doute avant de sortir. C’est là, quelque part, mais tu ne le vois pas, songea-t-il. Mais quoi ? Qu’est-ce qu’il faut chercher ? Et soudain, un éclair dans son esprit : la planque de Chaperon !
Elle était là, bien sûr — quelque part sur cette carte…
Il y avait un endroit où la route décrivait plusieurs virages. Comme ils arrivaient après une longue ligne droite, il fallait nettement ralentir. La route serpentait dans un paysage de sapins et de bouleaux chargés de neige et de petits tertres tout blancs au milieu desquels se faufilait un ruisseau. Un paysage de carte postale le jour et presque fantastique la nuit, dans la lueur des phares.
Espérandieu vit Ziegler décélérer et freiner, puis incliner très prudemment sa puissante machine à l’entrée du premier virage, avant de disparaître derrière les grands sapins. Il leva le pied. Il aborda le tournant avec la même prudence et contourna la première colline à une allure modérée. Il parvint presque au ralenti à l’endroit où coulait le ruisseau. Mais cela ne suffit pas…
Sur le moment, il aurait été incapable de dire ce que c’était. Une ombre noire…
Elle jaillit de l’autre côté de la route et bondit dans la lueur des phares. Instinctivement, Espérandieu écrasa la pédale de frein. Mauvais réflexe. Sa voiture partit en travers tout en se précipitant à la rencontre de l’animal. Le choc fut violent. Cramponné au volant, il réussit à redresser la voiture mais trop tard. Il stoppa son véhicule, mit les warnings, défit sa ceinture de sécurité, attrapa la torche électrique dans la boîte à gants et se précipita dehors. Un chien ! Il avait heurté un chien ! L’animal était couché au beau milieu de la chaussée, dans la neige. Il regardait Espérandieu dans le faisceau de la torche. L’air implorant. Une respiration trop rapide soulevait son flanc et enveloppait son museau d’une buée blanche, une de ses pattes tremblait convulsivement.
Ne bouge pas, mon vieux ! Je reviens ! pensa Espérandieu presque à voix haute.
Il plongea sa main dans son anorak. Son portable ! Il n’y était plus ! Espérandieu jeta un regard désespéré en direction de la route. La moto avait disparu depuis longtemps. Merde, merde et remerde ! Il se précipita vers la voiture, se pencha à l’intérieur, alluma le plafonnier. Il passa une main sous les sièges. Rien ! Pas de trace de ce foutu téléphone ! Ni sur les sièges ni sur le sol. OÙ ÉTAIT CE PUTAIN DE TÉLÉPHONE, BORDEL ?
Servaz avait beau examiner chaque recoin de la carte, il n’y avait aucun signe, aucun symbole qui lui permît de penser que Ziegler y avait inscrit l’emplacement de l’endroit où se cachait Chaperon. Mais peut-être n’avait-elle pas eu besoin de le faire. Peut-être s’était-elle contentée d’y jeter un coup d’œil pour vérifier quelque chose qu’elle savait déjà. Servaz avait sous les yeux Saint-Martin, sa station de ski, les vallées et les sommets environnants, la route par laquelle il était arrivé et celle menant à la centrale, la colonie et l’Institut, et tous les villages environnants…
Il regarda autour de lui. Une feuille attira son attention. Sur le bureau. Un papier parmi d’autres.
Il le tira vers lui et se pencha. Un titre de propriété… Son pouls s’emballa. Un titre au nom de Roland Chaperon, domicilié à Saint-Martin-de-Comminges. Il y avait une adresse chemin 12, secteur 4, vallée d’Aure, commune de Hourcade… Servaz jura. Il n’avait pas le temps d’aller consulter le cadastre ou le bureau des hypothèques. Puis il s’aperçut que Ziegler avait inscrit une lettre et un chiffre au feutre rouge en bas de la feuille. D4. Il comprit. Les mains moites, il rapprocha la feuille de la carte, son index courant fiévreusement sur cette dernière…
Espérandieu fit volte-face et découvrit le téléphone cellulaire sur la route. Il se rua dessus. L’appareil était en deux morceaux, la coque de plastique éclatée. Merde ! Il tenta quand même de joindre Servaz. En vain. La peur s’empara de lui sur-le-champ. Martin ! Le chien émit un gémissement à fendre l’âme. Espérandieu le regarda. Pas possible ! C’est quoi ce putain de cauchemar ?
Il ouvrit la portière arrière à la volée, retourna vers l’animal et le prit par en dessous. Il était lourd. Le chien grogna, menaçant, mais se laissa faire. Espérandieu le déposa sur la banquette arrière, claqua la portière et remonta au volant. Il jeta un coup d’œil à l’horloge. 2 h 20 ! Ziegler n’allait pas tarder à arriver chez elle ! Martin, dégage ! DÉGAGE ! DÉGAGE ! Pour l’amour du ciel ! Il démarra sur les chapeaux de roues, partit en travers, se rétablit in extremis et fonça sur la route blanche, dérapant à plusieurs reprises dans les virages, cramponné à son volant comme un pilote de rallye. Son cœur battait à cent soixante pulsations par minute.
Une croix… Une croix minuscule à l’encre rouge qui avait d’abord échappé à son examen. En plein milieu du carré D4. Servaz exulta. À cet endroit, il y avait sur la carte un tout petit carré noir au milieu d’une zone déserte de forêts et de montagnes. Un chalet, une cabane ? Peu importait. Servaz savait désormais où Ziegler allait se rendre en sortant de la discothèque.
Soudain, il regarda sa montre. 2 h 20… Quelque chose n’allait pas… Espérandieu aurait dû l’appeler depuis longtemps. Ziegler avait quitté la discothèque depuis maintenant seize minutes ! Bien plus de temps qu’il n’en fallait pour… Une sueur froide descendit le long de son échine. Il devait s’en aller… TOUT DE SUITE ! Il jeta un regard panique en direction de la porte, remit la carte là où il l’avait trouvée, éteignit la lampe du bureau puis tourna le commutateur de la chambre et passa dans le séjour. Un grondement au-dehors… Servaz se précipita vers la baie vitrée. Juste à temps pour voir apparaître la moto de Ziegler à l’angle du bâtiment. Un grand froid le parcourut. Elle est déjà là !
Il se rua sur l’interrupteur et éteignit la lumière du séjour.
Puis il fonça vers l’entrée, sortit de l’appartement et referma doucement la porte derrière lui. Sa main tremblait tellement qu’il faillit laisser tomber le passe. Il verrouilla la porte de l’extérieur, s’élança dans l’escalier mais s’arrêta net au bout de quelques marches. Où allait-il ? Cette issue était condamnée. S’il sortait par là, il allait se retrouver nez à nez avec elle. Il eut un choc en entendant la porte du hall s’ouvrir en grinçant deux étages plus bas. Il était piégé ! Il remonta les marches deux par deux, le plus silencieusement possible. Se retrouva à son point de départ : le palier du second. Il regarda autour de lui. Pas d’issue, pas de cachette : Ziegler habitait au dernier étage.
Son cœur cognait dans sa poitrine comme s’il voulait y creuser un tunnel. Il essaya de réfléchir. Elle allait apparaître d’un instant à l’autre et le trouver là. Comment réagirait-elle ? Il était censé être malade et alité et il était presque 2 h 30 du matin. Réfléchis ! Mais il n’y arrivait pas. Il n’avait pas le choix. Il sortit le passe une nouvelle fois et le glissa dans la serrure, ouvrit la porte et la referma sur lui. Verrouille-la ! Puis il fonça vers le séjour. Ce maudit appartement était trop dépouillé, trop spartiate. Pas d’endroit où se planquer ! L’espace d’un instant, il envisagea d’allumer la lumière, de s’asseoir dans le sofa et de l’accueillir comme ça, l’air dégagé. Il lui dirait qu’il était entré avec son passe. Qu’il avait quelque chose d’important à lui dire. Non ! C’était stupide ! Il était en sueur, essoufflé ; et elle lirait tout de suite la peur dans ses yeux. Il aurait dû l’attendre sur le palier. Quel imbécile ! Maintenant, il était trop tard ! Était-elle capable de le tuer ?