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— Procurons-nous les antécédents psychiatriques de tous ceux qui travaillent et ont travaillé à la centrale ces dernières années, dit-il. Et particulièrement de ceux qui ont fait partie des équipes séjournant ici.

— Très bien ! hurla-t-elle pour couvrir le bruit. Et les vigiles ?

— D’abord les ouvriers, ensuite les vigiles. On y passera la nuit s’il le faut.

— Pour un cheval !

— Pour un cheval, confirma-t-il.

— Nous avons de la chance ! En temps normal, le vacarme est infernal ici ! Mais on a fermé les vannes et l’eau du lac ne coule plus dans la chambre de rupture.

Servaz trouva que, côté bruit, ce n’était déjà pas si mal.

— Comment est-ce que ça fonctionne ? demanda-t-il en élevant la voix.

— Je ne sais pas trop ! Le barrage du lac supérieur se remplit à la fonte des neiges. L’eau est amenée par les galeries souterraines jusqu’aux conduites forcées : ces gros tuyaux qu’on voit dehors et qui la précipitent vers les groupes hydrauliques de la centrale, en bas dans la vallée. La puissance de sa chute actionne les turbines. Mais il y a aussi des turbines ici : on dit que l’eau est turbinée « en cascade », quelque chose comme ça. Les turbines convertissent la force motrice de l’eau en énergie mécanique, puis les alternateurs transforment cette énergie mécanique en électricité, qui est évacuée sur des lignes à haute tension. L’usine et la centrale produisent cinquante-quatre millions de kilowattheures par an, soit la consommation d’une ville de trente mille habitants.

Servaz ne put s’empêcher de sourire devant cet exposé didactique.

— Pour quelqu’un qui ne sait pas, vous êtes drôlement au courant.

Il balaya du regard la caverne de roche noire tapissée de grillages et de structures métalliques sur lesquelles couraient des faisceaux de câbles, des rampes de néons, des tuyaux d’aération, puis les énormes machines d’un autre âge, les panneaux de contrôle, le sol bétonné…

— Très bien, dit-il. On remonte : on ne trouvera rien ici.

Le ciel s’était assombri quand ils ressortirent. Des nuées sombres et mouvantes passaient au-dessus du cratère gelé qui prenait tout à coup un aspect sinistre. Un vent violent charriait des flocons. Le décor, brusquement, collait avec le crime : quelque chose de chaotique, de noir, de glaçant — où les hennissements désespérés d’un cheval pouvaient facilement se perdre dans les hurlements du vent.

— Dépêchons-nous, le pressa Ziegler. Le temps se gâte !

Ses cheveux blonds étaient malmenés par les rafales, des mèches folles se détachaient de son chignon.

4

— Mademoiselle Berg, je ne vous cacherai pas que je ne comprends pas pourquoi le Dr Wargnier a tenu à vous engager. Je veux dire : la psychologie clinique, la psychologie génétique, la théorie freudienne — tout ce… fatras. À tout prendre, j’aurais préféré encore la méthode clinique anglo-saxonne.

Le Dr Francis Xavier était assis derrière un grand bureau. C’était un petit homme très soigné, encore jeune, avec une cravate aux motifs floraux exubérants sous sa blouse blanche, des cheveux teints et d’extravagantes lunettes rouges. Et un léger accent québécois.

Diane fit pudiquement glisser son regard sur le DSM-IV, le Manuel des désordres mentaux, publié par l’Association américaine de psychiatrie, seul livre présent sur le bureau. Elle fronça légèrement les sourcils. La tournure que prenait la discussion lui déplaisait, mais elle attendit que le petit homme eût fini d’abattre ses cartes.

— Comprenez-moi bien, je suis psychiatre. Et — comment dire ? Je ne vois pas très bien quel intérêt vous pouvez présenter pour notre établissement… soit dit sans vous offenser…

— Je… je suis ici… dans un but d’approfondissement et de formation, docteur Xavier. Le Dr Wargnier a dû vous le dire. D’autre part, votre prédécesseur a recruté un adjoint avant son départ et il a donné son accord à mon absence… pardon, à ma présence ici. Il a engagé cet établissement auprès de l’université de Genève. Si vous étiez opposé à ma venue, vous auriez pu nous en faire part av…

— Dans un but d’approfondissement et de formation ? (Xavier pinça imperceptiblement les lèvres.) Où est-ce que vous vous croyez ? Dans une fac ? Les assassins qui vous attendent au fond de ces couloirs, dit-il en désignant la porte de son bureau, sont plus monstrueux que les pires créatures qui ont pu hanter vos cauchemars, mademoiselle Berg. Ils sont notre Némésis. Notre châtiment pour avoir tué Dieu, pour avoir bâti des sociétés où le Mal est devenu la norme.

Elle trouva cette dernière phrase un brin grandiloquente. Comme tout du reste chez le Dr Xavier. Mais la façon dont il l’avait prononcée — un très curieux mélange de crainte et de volupté — la fit frémir. Elle sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque. Il a peur d’eux. Ils reviennent le hanter la nuit quand il dort, ou peut-être qu’il les entend hurler depuis sa chambre.

Elle fixa la teinture peu naturelle de ses cheveux et pensa au personnage de Gustav von Aschenbach dans La Mort à Venise qui se teint les cheveux, les sourcils et la moustache pour plaire à un éphèbe aperçu sur la plage et tromper l’approche de la mort. Sans se rendre compte à quel point sa tentative est désespérée et pathétique.

— J’ai une expérience en psychologie légale. J’ai rencontré plus de cent délinquants sexuels en trois ans.

— Combien de meurtriers ?

— Un.

Il lui décocha un petit sourire sans tendresse. Se pencha sur son dossier.

— Licence de psychologie, diplôme d’études supérieures en psychologie clinique de l’université de Genève, lut-il, ses lunettes rouges glissant sur son nez.

— J’ai travaillé pendant quatre ans dans un cabinet privé de psychothérapie et de psychologie légale. J’y ai effectué des missions d’expertise civile et pénale pour les autorités judiciaires. C’est écrit dans mon CV.

— Des stages en établissements pénitentiaires ?

— Un stage au service médical de la prison de Champ-Dollon pour des missions d’expertise légale en tant que coexpert et la prise en charge de délinquants sexuels.

— International Academy of Law and Mental Health, Association genevoise des psychologues-psychothérapeutes, Société suisse de psychologie légale… Bien, bien, bien…

Il posa à nouveau les yeux sur elle. Elle eut la désagréable impression de se retrouver face à un jury.

— Il y a juste un point… Vous n’avez absolument pas l’expérience nécessaire pour ce genre de patients, vous êtes jeune, vous avez encore beaucoup de choses à apprendre, vous pourriez — sans le vouloir, bien sûr — abîmer tout ce que nous essayons de mettre en place par votre inexpérience. Autant d’éléments qui pourraient s’avérer une cause supplémentaire de tourments pour notre clientèle.

— Que voulez-vous dire ?

— Je suis désolé, mais j’aimerais que vous restiez à l’écart de nos sept pensionnaires les plus dangereux : ceux de l’unité A. Et je n’ai pas besoin d’un adjoint, j’ai déjà une infirmière en chef pour me seconder.

Elle demeura silencieuse si longtemps qu’il finit par hausser un sourcil. Lorsqu’elle parla, ce fut d’une voix posée mais ferme.

— Docteur Xavier, c’est pour eux que je suis ici. Le Dr Wargnier a dû vous le dire. Vous devez avoir dans vos dossiers la correspondance que nous avons échangée. Les termes de notre accord sont très clairs : non seulement le Dr Wargnier m’a autorisée à rencontrer vos sept pensionnaires de l’unité A, mais il m’a demandé d’établir à la fin de ces entretiens un rapport d’expertise psychologique — et spécialement en ce qui concerne Julian Hirtmann.