Les douches étaient désertes. Un méchant courant d’air les traversait, ruinant les efforts d’un radiateur poussif. Servaz savait que les gendarmes dormaient dans l’autre aile, où ils disposaient de logements individuels, et que ce local ne devait pas servir très souvent. Il jura cependant quand il tourna le robinet d’eau chaude et qu’une eau à peine tiède daigna couler de la pomme de douche sur son crâne.
Sous le jet, chaque mouvement qu’il fit pour se savonner lui arracha une grimace de douleur. Il se mit à réfléchir. Il n’avait plus de doutes sur la culpabilité d’Irène Ziegler mais il restait quelques zones d’ombre, quelques portes à ouvrir dans le long couloir qui menait à la vérité. Comme d’autres femmes de la région, Ziegler avait été violée par les quatre hommes. Les livres aperçus dans son appartement prouvaient que le traumatisme n’était pas refermé. Grimm et Perrault avaient été tués pour les viols qu’ils avaient commis. Mais pourquoi pendus ? À cause des suicidés ? Ou bien y avait-il autre chose ? Un détail ne cessait de le hanter : Chaperon fuyant et abandonnant sa maison comme s’il avait le diable à ses trousses. Savait-il qui était l’assassin ?
Il essaya de se rassurer : Ziegler était sous surveillance, ils savaient où se cachait Chaperon — ils avaient toutes les cartes en main.
Mais peut-être était-ce dû au courant d’air glacial, ou bien à cette eau de plus en plus froide, ou au souvenir de sa tête emprisonnée dans un sac plastique ? Toujours est-il qu’il était parcouru de tremblements, ce matin-là, et que le sentiment qu’il éprouvait dans ces douches désertes s’appelait la peur.
Il était déjà attablé devant un café, dans la salle de réunion vide, quand ils arrivèrent les uns après les autres. Maillard, Confiant, Cathy d’Humières, Espérandieu et deux autres membres de la brigade : Pujol et Simeoni, les deux beaufs qui s’en étaient pris à Vincent. Chacun s’assit et consulta ses notes avant de commencer et le bruit des papiers remués envahit la salle. Servaz observa ces visages pâles, fatigués, à cran. La tension était palpable. Il inscrivit quelques mots dans son bloc en attendant que tout le monde soit prêt, puis il leva la tête et se lança.
Il fit le point. Quand il parla de ce qui lui était arrivé à la colonie, un silence se fit. Pujol et Simeoni le dévisageaient. L’un comme l’autre semblaient penser qu’une telle chose n’aurait jamais pu leur arriver. C’était peut-être vrai. Ils avaient beau représenter le pire côté du métier de flic, c’étaient malgré tout des policiers expérimentés, sur qui on pouvait compter en cas de coup dur.
Puis il évoqua la culpabilité de Ziegler et, cette fois, ce fut au tour de Maillard de pâlir et de serrer les dents. L’atmosphère s’alourdit. Une gendarme soupçonnée de meurtre par des flics, c’était la garantie de frictions en tous genres.
— Sale histoire, commenta sobrement d’Humières.
Il l’avait rarement vue aussi pâle. Ses traits creusés par la fatigue donnaient à la proc un air maladif. Il jeta un coup d’œil à sa montre. 8 heures. Ziegler n’allait pas tarder à se réveiller. Comme pour confirmer ses pensées, son portable sonna.
— Ça y est, elle se lève ! dit Samira Cheung dans l’appareil.
— Pujol, dit-il aussitôt, tu files rejoindre Samira. Ziegler vient de se réveiller. Et je veux une troisième voiture en soutien. Elle est de la maison, il ne faudrait pas qu’elle vous repère. Simeoni, tu prends la troisième bagnole. Ne la serrez pas de trop près. De toute façon, on sait où elle va. Il vaut mieux que vous la perdiez plutôt qu’elle découvre que vous la suivez.
Pujol et Simeoni quittèrent la salle sans un mot. Servaz se leva et alla jusqu’au mur où se trouvait une grande carte des environs. Pendant quelques instants, son regard fit l’aller-retour entre son bloc-notes et la carte, puis son index se posa sur un endroit précis. Sans retirer son doigt, il se retourna et son regard fit le tour de la table.
— Là.
Un tortillon de fumée s’élevait au-dessus de la cabane dont le toit couvert de mousse était traversé par le tuyau d’un poêle. Servaz regarda autour de lui. Des nuages gris enlaçaient les versants boisés de leurs volutes. L’air sentait l’humidité, le brouillard, la moisissure des sous-bois et la fumée. À leurs pieds, entre les arbres, la cabane se dressait au creux d’un petit vallon rempli de neige, au centre d’une clairière cernée par les bois. Un seul sentier. Invisibles, trois gendarmes et un garde-chasse en contrôlaient l’accès. Servaz se tourna vers Espérandieu et Maillard, qui répondirent par un hochement de tête, et, accompagnés d’une dizaine d’hommes, ils se mirent à descendre lentement vers le vallon.
Soudain, ils s’arrêtèrent. Un homme venait de sortir de la cabane. Il s’étira dans le jour tout neuf, huma l’air, cracha par terre et, de là où ils étaient, ils l’entendirent émettre un pet aussi sonore qu’une corne de berger. Bizarrement, un oiseau dont le cri ressemblait à un ricanement moqueur lui répondit dans la forêt. L’homme jeta un dernier coup d’œil autour de lui puis disparut à l’intérieur.
Servaz l’avait immédiatement reconnu, malgré le début de barbe.
Chaperon.
Ils atteignirent la clairière à l’arrière de la cabane. Ici, l’humidité évoquait un bain turc. En nettement moins torride. Servaz regarda les autres, ils échangèrent quelques signaux et se divisèrent en deux groupes. Ils avançaient lentement, enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux, puis ils se courbèrent pour se glisser sous les fenêtres et s’approcher de la porte à l’avant. Servaz avait pris la tête du premier groupe. Au moment où il dépassait l’angle avant de la cabane, la porte s’ouvrit brusquement. Servaz se plaqua derrière, son arme à la main. Il vit Chaperon faire trois pas, défaire sa braguette et pisser voluptueusement dans la neige en poussant la chansonnette.
— Finis de pisser et lève les mains, Pavarotti, dit Servaz dans son dos.
Le maire jura : il venait d’éclabousser ses chaussures.
Diane avait passé une putain de nuit. Par quatre fois, elle s’était réveillée baignant dans sa transpiration avec un sentiment d’oppression tel qu’elle avait l’impression d’avoir un corset autour de la poitrine. Les draps aussi étaient trempés de sueur. Elle se demanda si elle n’avait pas attrapé quelque chose.
Elle se souvenait également d’avoir fait un cauchemar dans lequel elle était ligotée dans une camisole de force et attachée à un lit dans une des cellules de l’Institut, entourée d’une foule de patients qui la regardaient et touchaient son visage de leurs mains rendues moites par les drogues. Elle secouait la tête et hurlait jusqu’au moment où la porte de sa cellule s’ouvrait et où Julian Hirtmann entrait, un vilain sourire sur les lèvres. L’instant d’après, Diane n’était plus dans sa cellule mais dans un espace beaucoup plus vaste, un espace extérieur : il faisait nuit, il y avait un lac et des incendies, il y avait des milliers de gros insectes à tête d’oiseau qui rampaient sur le sol noir et des corps nus d’hommes et de femmes qui baisaient par centaines à la lueur rougeoyante des flammes. Hirtmann était l’un d’eux et Diane comprit que c’était lui qui avait organisé cette gigantesque orgie. Elle paniqua quand elle se rendit compte qu’elle était nue, elle aussi, sur son lit, toujours ligotée mais sans camisole — et elle se débattit jusqu’au moment où elle se réveilla.