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— Où es-tu ? demanda-t-il.

— Je suis encore au cimetière. Elle m’a vue, alors Pujol et Simeoni ont pris le relais.

— J’arrive.

Il sortit de la cabane, marcha le long du sentier jusqu’à la piste forestière puis s’enfonça dans les fourrés sur sa droite. Après avoir écarté les branchages lourds de neige qui la camouflaient, il se glissa au volant de sa Jeep.

Il était midi douze quand Servaz se gara devant le cimetière. Samira Cheung l’attendait à l’entrée. Malgré le froid, elle portait un simple blouson de cuir, un short ultra-court sur des collants opaques et des rangers usagés en cuir marron. La musique dans ses écouteurs était si forte que Servaz la perçut dès qu’il descendit de la Jeep. Sous son bonnet, son visage rougi lui fit penser à cette étrange créature que Servaz avait vue dans un film, un film pour lequel Margot l’avait traîné au cinéma — plein d’elfes, de magiciens et d’anneaux magiques. Il fronça les sourcils en découvrant que Samira portait aussi une tête de mort sur son sweat-shirt. Plutôt de circonstance, se dit-il. Elle avait moins l’air d’un flic que d’une profanatrice de sépultures.

Ils remontèrent la petite colline entre les sapins et les tombes, se rapprochant du bois de conifères qui barrait le fond du cimetière. Une vieille femme leur jeta un regard sévère. Le tombeau des Lombard tranchait sur tous ceux qui l’entouraient. Par sa taille, c’était presque un mausolée, une chapelle. Deux ifs bien taillés l’encadraient. Il était précédé de trois marches de pierre. Une belle grille en fer forgé en interdisait l’accès. Samira jeta sa cigarette, contourna le monument et fouilla une minute avant de revenir avec une clef.

— J’ai vu Ziegler faire pareil, dit-elle. Elle était cachée sous une pierre descellée.

— Elle ne t’a pas repérée ? demanda Servaz, sceptique, en considérant la tenue de sa subordonnée.

La Franco-Sino-Marocaine se rembrunit.

— Je connais mon travail. Quand elle m’a aperçue, j’étais en train d’arranger un bouquet de fleurs sur une tombe, un type qui s’appelait Lemeurt. Marrant, non ?

Servaz leva la tête mais il n’y avait aucune indication sur le fronton triangulaire au-dessus de la porte. Samira introduisit la clef et tira sur la grille, qui s’ouvrit en grinçant. À son tour, Servaz entra dans l’ombre profonde du tombeau. Un faible jour pénétrait par une ouverture sur leur droite, insuffisant pour distinguer autre chose que les formes vagues de trois tombes. Une nouvelle fois, il se demanda pourquoi toute cette pesanteur, toute cette tristesse, toute cette ombre — comme si la mort ne suffisait pas. Il y avait des pays pourtant où la mort était presque légère, où elle était presque gaie, où on faisait la fête, on mangeait et on riait au lieu de ces églises tristes et mornes, de tous ces requiem, tous ces lacrimosa, tous ces kaddish et toutes ces prières pleines de vallées de larmes. Comme si le cancer, les accidents de la route, les cœurs qui lâchent, les suicides et les meurtres ne suffisaient pas, se dit-il. Il remarqua un bouquet solitaire posé sur l’une des tombes : il faisait une tache claire dans la pénombre. Samira sortit son iPhone et le brancha sur l’application « lampe torche ». L’écran devint blanc, dispensant une faible clarté, et elle le promena au-dessus des trois sépultures : ÉDOUARD LOMBARDHENRI LOMBARD… Le grand-père et le père… Servaz se dit que la troisième tombe devait être celle de la mère d’Éric, l’épouse d’Henri — l’ex-actrice ratée, l’ex-call-girl, la pute selon Henri Lombard… Pourquoi diable Irène avait-elle fleuri cette tombe-là ?

Il se pencha pour lire l’inscription. Et fronça les sourcils.

Il pensa qu’il venait de s’approcher encore plus de la vérité. Mais aussi que tout se compliquait une fois de plus.

Il regarda Samira, puis considéra de nouveau l’inscription dans le halo de l’appareil :

MAUD LOMBARD, 1976–1998.

— Qui est-ce ?

— La sœur d’Éric Lombard, née quatre ans après lui. J’ignorais qu’elle était morte.

— Est-ce important ?

— Peut-être.

— Pourquoi Ziegler fleurit-elle sa tombe à ton avis ? Tu as une idée ?

— Pas la moindre.

— Elle t’en avait parlé ? Elle t’avait dit qu’elle la connaissait ?

— Non.

— Quel rapport avec les meurtres ?

— Je ne sais pas.

— En tout cas, tu as au moins un lien, cette fois, dit Samira.

— Comment ça ?

— Un lien entre Lombard et le reste de l’affaire.

— Quel lien ? dit-il, interloqué.

— Ziegler n’est pas venue fleurir cette tombe par hasard. Il y a un lien. Et si toi tu l’ignores, elle sait lequel. Il suffira de le lui demander quand on l’interrogera.

Oui, songea-t-il. Irène Ziegler en savait beaucoup plus que lui sur toute l’affaire. Servaz calcula que Maud Lombard et elle devaient avoir à peu près le même âge. Étaient-elles amies ? Comme pour son séjour à la colonie, encore un pan de son passé qui venait se mêler à l’enquête. Décidément, Irène Ziegler avait plus d’un secret.

Pas de traces en tout cas de l’épouse d’Henri Lombard, la mère d’Éric. Elle n’avait pas été autorisée à partager l’éternité lamentable de la famille ; elle avait été répudiée jusque dans la mort. En revenant vers l’entrée du cimetière, Servaz songea que Maud Lombard était morte à l’âge de vingt et un ans. Il sentit instantanément qu’il touchait là un point crucial. De quoi était-elle morte ? D’un accident ? De maladie ? Ou bien d’autre chose ?

Samira avait raison, Ziegler avait la clef. Une fois sous les verrous, elle se mettrait peut-être à table mais il en doutait. Il avait eu plus d’une fois l’occasion de constater qu’Irène Ziegler avait une forte personnalité.

En attendant, où était-elle passée ?

Il sentit brusquement l’inquiétude le gagner. Il consulta sa montre. Cela faisait un moment qu’il n’avait plus de nouvelles. Il allait appeler Pujol quand son portable sonna.

— On l’a perdue ! gueula Simeoni dans l’appareil.

— Quoi ?

— La gouine, cette salope, je crois qu’elle nous a repérés ! Avec sa putain de bécane, elle n’a eu aucun mal à nous larguer !

Merde ! Servaz sentit l’adrénaline gicler dans ses veines et un trou se creuser dans son estomac. Il chercha le nom de Maillard sur le répertoire de son portable.

— Pujol et Simeoni ont perdu la cible ! cria-t-il. Elle est dans la nature ! Prévenez le lieutenant Espérandieu et tenez-vous prêts !

— OK. Pas de problème. On l’attend.

Servaz raccrocha. Il aurait bien voulu partager le calme du gendarme.

Soudain, il pensa à autre chose. Il ressortit son portable et composa le numéro de Saint-Cyr.

— Allô ?

— Maud Lombard, ça te dit quelque chose ?

Une hésitation au bout du fil.

— Évidemment que ça me dit quelque chose. La sœur d’Éric Lombard.

— Elle est morte à vingt et un ans. C’est un peu jeune, non ? Tu sais de quelle façon ?

— Suicidée, répondit le juge, sans l’ombre d’une hésitation cette fois.