Servaz retint son souffle. Ce qu’il avait espéré entendre. Un schéma se dessinait de plus en plus nettement…
Son pouls s’accéléra.
— Que s’est-il passé ?
Nouvelle hésitation.
— Une histoire tragique, dit la voix au bout du fil. Maud était une personne fragile, idéaliste. Pendant ses études aux États-Unis, elle a aimé passionnément un certain jeune homme, je crois. Le jour où celui-ci l’a plaquée pour une autre, elle ne l’a pas supporté. Ça plus la mort de son père l’année d’avant… Elle est rentrée ici pour se donner la mort.
— Et c’est tout ?
— Tu t’attendais à quoi ?
— Les topiaires dans le parc des Lombard, c’est en souvenir d’elle ?
Encore une hésitation.
— Oui. Comme tu le sais, Henri Lombard était un homme cruel et tyrannique, mais il avait parfois des attentions comme celle-là. Des moments où l’amour paternel reprenait le dessus. Il a fait tailler ces animaux quand Maud avait six ans, si mes souvenirs sont bons. Et Éric Lombard les a gardés. En souvenir de sa sœur, comme tu dis.
— Elle n’a jamais fréquenté la Colonie des Isards ?
— Une Lombard aux Isards, tu plaisantes ! La colonie des Isards était réservée aux enfants de familles pauvres n’ayant pas les moyens de leur offrir des vacances.
— Je sais.
— Dans ce cas, comment peux-tu imaginer qu’une Lombard ait pu y mettre les pieds ?
— Un suicide de plus. Tu n’as pas été tenté de l’inclure dans la liste ?
— Cinq ans après ? La série avait cessé depuis longtemps. Et Maud était une femme, pas une ado.
— Une dernière question : comment s’est-elle suicidée ?
Saint-Cyr marqua une pause.
— Elle s’est ouvert les veines.
Servaz fut déçu : pas de pendaison.
À 12 h 30, Espérandieu reçut un message sur son talkie-walkie. Manger… Il regarda Chaperon allongé sur sa couchette, haussa les épaules et sortit. Les autres l’attendaient à l’orée de la forêt. En tant qu’« invité » de la maréchaussée, on lui donna le choix entre un sandwich parisien baguette-jambon-emmental, un pan-bagnat et un sandwich oriental kebab-tomates-poivrons-salade.
Oriental, décida-t-il.
En remontant dans la Cherokee, Servaz sentit une pensée émerger lentement du magma des questions sans réponse. Maud Lombard s’était suicidée… Le cheval de Lombard avait été le premier de la liste… Et si le cœur de l’enquête se trouvait là et non à la colonie ? Instinctivement, il sentit que cela lui ouvrait de nouvelles perspectives. Il y avait une porte qui n’avait pas encore été ouverte et le nom « Lombard » était inscrit dessus. Qu’est-ce qui avait rangé Éric Lombard parmi les cibles du justicier ? Il comprit qu’il n’avait pas accordé assez d’attention à cette question. Il se remémora la pâleur de Vilmer lorsqu’il avait suggéré dans le bureau du divisionnaire qu’il y avait un lien entre les abuseurs sexuels et Lombard. À ce moment-là, c’était une boutade, destinée à déstabiliser l’arrogant directeur de la PJ toulousaine. Mais derrière la boutade, il y avait une vraie question. La présence de Ziegler dans le tombeau des Lombard faisait de cette question un point crucial : quelle était la nature exacte du lien qui reliait Lombard aux autres victimes ?
— Elle arrive.
— Bien reçu.
Espérandieu se redressa d’un coup. Il relâcha le bouton de son talkie-walkie et regarda sa montre. 13 h 46. Il attrapa son arme.
— Base 1 à autorité, je l’ai en visuel. Elle vient de laisser sa moto à l’entrée du chemin. Elle marche vers vous. À vous, base 2…
— Ici base 2. OK, elle vient de passer…
Un temps puis :
— Ici base 3, elle est pas passée devant moi. Je répète : la cible n’est pas passée par ici.
— Merde, elle est où ? glapit Espérandieu dans le talkie-walkie. L’un de vous la voit ? Répondez !
— Ici base 3, non, toujours pas là…
— Base 4, je vois rien non plus…
— Base 5, personne en vue…
— On l’a perdue, autorité, je répète : on l’a perdue !
Où était Martin, putain ? Espérandieu pressait encore le bouton de son talkie-walkie quand la porte de la cabane s’ouvrit à la volée et alla rebondir contre la cloison. Il fit volte-face, l’arme pointée… et se retrouva face au canon d’une arme réglementaire. L’œil noir le fixait. Espérandieu déglutit.
— Qu’est-ce que vous foutez là ? lança Ziegler.
— Je vous arrête, répondit-il avec une voix qui lui parut manquer singulièrement de conviction.
— Irène ! Baissez votre arme ! cria Maillard à l’extérieur.
Il y eut une terrible seconde d’incertitude. Puis elle obtempéra et abaissa son arme.
— C’est Martin qui a eu cette idée ?
Espérandieu lut une profonde tristesse dans ses yeux, en même temps qu’il sentit un immense soulagement l’envahir.
À 16 h 35, alors qu’un crépuscule glacial s’emparait des montagnes et que de nouveaux flocons commençaient à tourbillonner, portés par le vent, Diane se glissa hors de sa chambre et avança dans le couloir désert du quatrième étage. Pas le moindre bruit. À cette heure, tout le personnel était sur le pont dans les étages inférieurs. Diane elle-même aurait dû se trouver avec l’un de ses patients ou dans son bureau mais elle était discrètement remontée un quart d’heure plus tôt. Après avoir laissé sa porte entrouverte et épié le moindre bruit, elle était parvenue à la conclusion que le dortoir était vide.
Elle coula un regard de chaque côté et n’hésita qu’une demi-seconde avant de tourner la poignée. Lisa Ferney n’avait pas verrouillé sa porte. Diane y vit un mauvais présage : si l’infirmière chef avait eu quoi que ce soit à cacher, elle aurait certainement fermé sa porte à clef. La petite chambre, exactement semblable à la sienne, était plongée dans la pénombre. Les montagnes s’obscurcissaient derrière la fenêtre, leurs flancs harcelés par une nouvelle tempête. Diane tourna le commutateur et une clarté poussive et jaune baigna la pièce. Comme un vieux détective versé dans l’art de la fouille, elle glissa une main sous le matelas, ouvrit le placard, la table de nuit, regarda sous le lit, examina l’armoire à pharmacie dans la salle d’eau. Il n’y avait pas beaucoup de cachettes possibles et il ne lui fallut qu’une dizaine de minutes pour ressortir bredouille.
26
— Vous ne pouvez pas l’interroger, dit d’Humières.
— Pourquoi ça ? demanda Servaz.
— Nous attendons deux officiers de l’inspection de la gendarmerie. Pas d’interrogatoire tant qu’ils ne sont pas là. Nous devons éviter tout faux pas. L’interrogatoire du capitaine Ziegler se fera en présence de sa hiérarchie.
— Je ne veux pas l’interroger, je veux juste lui parler !
— Allons, Martin… C’est non. On attend.
— Et ils vont arriver dans combien de temps ?
Cathy d’Humières consulta sa montre.
— Ils devraient être là dans deux heures. Environ.
— On dirait que notre Lisa sort ce soir.
Diane tourna la tête vers la porte de la cafétéria. Elle découvrit Lisa Ferney qui se dirigeait vers le comptoir et commandait un café. La psy constata que l’infirmière chef n’était pas en tenue de travail. Elle avait troqué sa blouse pour un manteau blanc à col de fourrure, un long pull rose pâle, un jean et des bottes au-dessus du genou. Ses cheveux cascadaient librement sur la fourrure soyeuse et elle avait eu la main lourde sur le fard à paupières, le mascara, le gloss et le rouge à lèvres.