Lisa Ferney n’avait pas pris beaucoup de précautions : son ordinateur était déjà verrouillé et elle savait que personne n’aurait osé s’amuser à fouiller dedans, de toute façon.
Lisa,
Suis à New York jusqu’à dimanche. Central Park est tout blanc et il fait un froid polaire. C’est magnifique. Je pense à toi. Parfois, je me réveille au milieu de la nuit en sueur et je sais que j’ai rêvé de ton corps et de ta bouche. J’espère être à Saint-Martin dans dix jours.
Lisa,
Je pars vendredi pour Kuala-Lumpur. Est-ce qu’on pourrait se voir avant ça ? Je ne bouge pas du château. Viens.
Où es-tu Lisa ?
Pourquoi tu ne donnes pas de tes nouvelles ? Tu m’en veux encore pour la dernière fois ? J’ai un cadeau pour toi. Je l’ai acheté chez Boucheron. Très cher. Tu vas adorer.
Des lettres d’amour… Ou plutôt des mails… Il y en avait des dizaines… Peut-être même des centaines… Étalés sur plusieurs années…
Lisa Ferney les avait méticuleusement sauvegardés. Tous. Et tous étaient signés du même prénom. « Éric ». Éric voyageait beaucoup, Éric était riche, les désirs d’Éric étaient plus ou moins des ordres. Éric aimait les images frappantes et était un amant maladivement jaloux :
Les vagues de la jalousie déferlent sur moi et chacune me laisse plus pantelant que la précédente. Je me demande avec qui tu baises. Je te connais, Lisa : combien de temps tu peux rester sans un morceau de viande à te fourrer entre les cuisses ? Jure-moi qu’il n’y a personne.
Et parfois, quand ni les menaces ni les doléances ne fonctionnaient, Éric versait dans l’automortification complaisante :
Tu dois penser que je suis un sale con. Un sale enfoiré et un fumier. Je ne te mérite pas Lisa. J’ai eu tort de croire que je pouvais t’acheter avec mon sale fric. Pourras-tu me pardonner ?
Diane fit défiler la liste vers la fin, avançant dans le temps jusqu’à aujourd’hui. Elle s’aperçut que, dans les derniers mails, le ton avait changé. Il ne s’agissait plus seulement d’une histoire d’amour. Quelque chose d’autre était en train de se passer :
Tu as raison. Le moment est venu de passer à l’action. J’ai trop attendu : si nous ne le faisons pas maintenant, nous ne le ferons jamais. Je n’ai pas oublié notre pacte, Lisa. Et tu sais que je suis un homme de parole. Oh oui ! tu le sais…
Te voir si forte et si résolue me donne le courage, Lisa. Je crois que tu as raison : aucune justice au monde ne pourra nous rendre la paix. C’est à nous de le faire.
Nous avons attendu si longtemps. Et pourtant je crois que c’est le bon moment.
Brusquement, son doigt s’immobilisa sur la souris. Des pas dans le couloir… Elle retint sa respiration. Si la personne qui venait savait que Lisa était sortie, elle allait s’étonner de voir de la lumière sous sa porte.
Mais les pas passèrent sans s’arrêter…
Elle respira et continua de faire défiler les mails. Jurant à mi-voix. Elle se sentait de plus en plus frustrée. Jusqu’à présent, elle n’avait absolument rien de concret à part des allusions et des sous-entendus.
Encore cinq minutes et elle se tirerait d’ici. Elle ouvrit systématiquement les trente derniers mails.
Il faut qu’on parle, Lisa. J’ai un plan. Un plan terrible. Tu sais ce que c’est qu’un gambit, Lisa ? Aux échecs, un gambit est un sacrifice d’une pièce en début de partie pour obtenir un avantage stratégique. C’est ce que je m’apprête à faire. Le gambit d’un cheval. Mais ce sacrifice me brise le cœur.
Le cheval, pensa-t-elle, le souffle court.
Elle eut l’impression que son cœur allait jaillir de sa poitrine, qu’elle s’enfonçait dans les ténèbres tandis qu’elle ouvrait le mail suivant.
Tu as reçu la commande ? Tu es sûre qu’il ne va pas s’apercevoir que tu l’as passée en son nom ?
Les yeux écarquillés et la bouche sèche, Diane chercha la date. 6 décembre… La réponse ne figurait pas dans le dossier, pas plus que pour les autres mails, mais c’était inutile : la dernière pièce du puzzle venait de se mettre en place. Les deux hypothèses n’en faisaient plus qu’une désormais. Xavier enquêtait pour la bonne raison qu’il était innocent et qu’il ne savait rien : ce n’était pas lui qui avait passé la commande d’anesthésiques. C’était Lisa Ferney qui l’avait fait en son nom…
Diane se rejeta dans son fauteuil et réfléchit à ce que cela signifiait. La réponse était évidente. Lisa et un homme prénommé Éric avaient tué le cheval — et probablement aussi le pharmacien…
Au nom d’un pacte passé entre eux il y a longtemps — un pacte qu’ils avaient finalement décidé d’honorer…
Elle poursuivit à la hâte sa réflexion. Le temps pressait.
Avec ce qu’elle savait maintenant, elle avait assez d’éléments pour prévenir la police. Comment s’appelait ce flic qui était venu à l’Institut ? Servaz. Elle lança une impression du dernier mail sur la petite imprimante qui se trouvait sous le bureau, puis elle sortit son téléphone portable.
Dans la lueur des phares, les arbres surgissaient de la nuit comme une armée hostile. Cette vallée aimait les ténèbres, le secret ; elle détestait les fouineurs venus de l’extérieur. Servaz cligna des yeux, les globes oculaires douloureux, en fixant à travers le pare-brise la route étroite qui serpentait dans les bois. La migraine avait encore empiré, il avait l’impression que ses tempes allaient exploser. La tempête faisait rage, ses rafales chassaient les flocons en tous sens et la vitesse les précipitait vers la voiture, au passage de laquelle ils s’illuminaient comme de brèves comètes. Il avait mis Mahler à fond dans l’habitacle. La Sixième Symphonie. Elle accompagnait les hurlements du blizzard de ses accents pessimistes et terriblement prémonitoires.
Combien de temps avait-il dormi au cours des dernières quarante-huit heures ? Il était épuisé. Sans raison apparente, il repensa à Charlène. La pensée de Charlène, de sa tendresse dans la galerie, le réchauffa un peu. Son téléphone de voiture bourdonna…
— J’ai besoin de parler au commandant Servaz.
— De la part de qui ?
— Je m’appelle Diane Berg. Je suis psychologue à l’Institut Wargnier et je…
— On ne peut pas le joindre en ce moment, l’interrompit le gendarme à l’autre bout du fil.
— Mais je dois lui parler !
— Laissez-moi vos coordonnées, il vous rappellera.
— C’est urgent !
— Désolé, mais il est sorti.
— Vous pouvez peut-être me communiquer son numéro.