— Écoutez, je…
— Je travaille à l’Institut, dit-elle d’une voix aussi raisonnable et ferme que possible, et je sais qui a sorti l’ADN de Julian Hirtmann. Vous comprenez ce que ça signifie ?
Il y eut un long silence à l’autre bout.
— Vous pouvez répéter ?
Elle s’exécuta.
— Une minute. Je vous passe quelqu’un…
Trois sonneries puis :
— Capitaine Maillard, j’écoute…
— Écoutez, déclara-t-elle, je ne sais pas qui vous êtes mais j’ai besoin de parler de toute urgence au commandant Servaz. C’est extrêmement important.
— Qui êtes-vous ?
Elle se présenta pour la deuxième fois.
— Que lui voulez-vous, docteur Berg ?
— Cela concerne l’enquête sur ces morts à Saint-Martin. Comme je viens de vous le dire, je travaille à l’Institut — et je sais qui a sorti l’ADN d’Hirtmann…
Cette dernière information rendit son interlocuteur muet. Diane se demanda s’il avait raccroché.
— Très bien, dit-il finalement. Vous avez de quoi noter ? Je vous donne son numéro.
— Servaz, dit Servaz.
— Bonsoir, dit une voix féminine à l’autre bout de la ligne. Je m’appelle Diane Berg, je suis psychologue à l’Institut Wargnier. Vous ne me connaissez pas mais moi je vous connais : j’étais dans la pièce d’à côté quand vous vous êtes trouvé dans le bureau du Dr Xavier. Et j’ai entendu toute votre conversation.
Servaz faillit lui dire qu’il était pressé mais quelque chose dans le ton de cette femme et l’information comme quoi elle travaillait à l’Institut le retinrent de l’interrompre.
— Vous m’entendez ?
— Je vous écoute, dit-il. Que voulez-vous, madame Berg ?
— Mademoiselle. Je sais qui a tué le cheval. Et c’est très probablement la même personne qui a sorti l’ADN de Julian Hirtmann. Cela vous intéresse de savoir qui c’est ?
— Une minute, dit-il.
Il ralentit et se gara sur le bas-côté, au milieu des bois. Le vent tordait les arbres autour de lui. Des branches griffues s’agitaient dans la lueur des phares comme dans un vieux film expressionniste allemand.
— Allez-y. Racontez-moi tout.
— Vous dites que l’auteur des mails s’appelle Éric ?
— Oui. Vous savez qui c’est ?
— Je crois que oui.
Garé au bord de la route, au milieu de la forêt, il songeait à ce que cette femme venait de lui apprendre. L’hypothèse qu’il avait commencé à entrevoir après le cimetière, celle qui s’était précisée à la gendarmerie lorsque Irène Ziegler lui avait révélé que Maud avait sûrement été violée venait de trouver une nouvelle confirmation. Et quelle confirmation… Éric Lombard… Il repensa aux vigiles de la centrale, à leurs silences, à leurs mensonges. Dès le début, il avait eu la conviction qu’ils cachaient quelque chose. À présent, il savait qu’ils ne mentaient pas parce qu’ils étaient coupables — mais parce qu’on les avait forcés à le faire. Par un chantage ou parce qu’on avait acheté leur silence. Et vraisemblablement par les deux moyens à la fois. Ils avaient vu quelque chose mais ils avaient préféré se taire et mentir, au risque d’attirer les soupçons sur eux, parce qu’ils savaient qu’ils ne faisaient pas le poids.
— Il y a longtemps que vous fouinez comme ça, mademoiselle Berg ?
Elle mit un certain temps à répondre.
— Il n’y a que quelques jours que je suis à l’Institut, dit-elle.
— Ça pourrait être dangereux.
Nouveau silence. Servaz se demanda à quel point elle prenait des risques. Elle n’était pas flic, elle avait sûrement commis des erreurs. Et elle se trouvait dans un environnement intrinsèquement violent où tout pouvait arriver.
— Vous en avez parlé à quelqu’un d’autre ?
— Non.
— Écoutez-moi attentivement, dit-il, voilà ce que vous allez faire : vous avez une voiture ?
— Oui.
— Très bien. Quittez immédiatement l’Institut, prenez votre voiture et descendez à Saint-Martin avant que la tempête de neige ne vous en empêche. Rendez-vous à la gendarmerie et demandez à parler à Mme le procureur. Dites que vous venez de ma part. Et racontez-lui tout ce que vous venez de me dire. Vous avez compris ?
— Oui.
Il avait raccroché quand elle se souvint que sa voiture était en panne.
Les bâtiments du centre équestre apparurent dans la lueur des phares. Le centre était désert, obscur. Pas de chevaux ni de palefreniers à l’horizon. On avait fermé les box pour la nuit — ou pour l’hiver. Il se gara devant le grand bâtiment en brique et en bois, et descendit.
Il fut aussitôt cerné par les flocons, le vent gémissait de plus en plus fort dans les arbres. Servaz remonta son col et se dirigea vers l’entrée. Des chiens se mirent à aboyer et à tirer sur leurs chaînes dans le noir. Il y avait de la lumière derrière une fenêtre et il vit une silhouette s’en approcher et jeter un coup d’œil dehors.
Servaz pénétra dans le bâtiment dont la porte était entrebâillée et le couloir central éclairé. Une odeur de crottin l’assaillit aussitôt. Il aperçut sur sa droite un cheval et un cavalier qui évoluaient dans le grand manège, sous des rangées de lampes, malgré l’heure tardive. Marchand émergea de la première porte à gauche.
— Qu’est-ce qui se passe ? dit-il.
— J’ai quelques questions à vous poser.
Le régisseur lui montra une autre porte un peu plus loin. Servaz entra. Le même bureau plein de trophées, de livres sur le cheval et de classeurs que la dernière fois. Sur l’écran de l’ordinateur portable, une photo de cheval. Une bête magnifique au pelage bai. Peut-être Freedom. Marchand repassa devant lui et Servaz sentit une haleine parfumée au whisky. Une bouteille de Label 5 bien entamée traînait sur une étagère.
— C’est au sujet de Maud Lombard, dit-il.
Marchand lui lança un regard étonné et méfiant. Il avait les yeux un peu trop brillants.
— Je sais qu’elle s’est suicidée.
— Oui, dit le vieux patron d’écurie. Une sale histoire.
— De quelle façon ?
Il vit Marchand hésiter. Pendant un instant, l’homme regarda ailleurs avant de déplacer son regard vers Servaz. Il s’apprêtait à mentir.
— Elle s’est ouvert les veines…
— CONNERIES ! gueula Servaz très fort en empoignant brusquement le régisseur par le col. VOUS MENTEZ, MARCHAND ! ÉCOUTEZ : UNE PERSONNE INNOCENTE VIENT D’ÊTRE ACCUSÉE DES MEURTRES DE GRIMM ET DE PERRAULT ! SI VOUS NE ME DITES PAS LA VÉRITÉ TOUT DE SUITE, JE VOUS INCULPE POUR COMPLICITÉ DE MEURTRE ! DÉPÊCHEZ-VOUS DE RÉFLÉCHIR, JE N’AI PAS TOUTE LA NUIT ! ajouta-t-il en attrapant ses menottes, blême de fureur.
Le régisseur parut effrayé par cette colère aussi inattendue que violente. Puis il pâlit en entendant le cliquetis des bracelets. Ses yeux s’ouvrirent grand. Il sonda néanmoins le flic.
— C’est du bluff !
Un bon joueur de poker. Qui ne s’en laissait pas conter. Servaz l’attrapa par le poignet et le fit brutalement pivoter.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Marchand, abasourdi.
— Je vous avais prévenu.
— Vous n’avez aucune preuve !
— Combien d’accusés sans preuves croupissent dans les prisons en préventive, d’après vous ?
— Attendez ! Vous ne pouvez pas faire ça ! protesta le régisseur, soudain paniqué. Vous n’avez pas le droit !