— Je vous préviens : il y a des photographes devant la gendarmerie, mentit Servaz en l’entraînant vivement vers la porte. Mais on vous mettra une veste sur la tête en sortant de la voiture. Vous n’aurez qu’à regarder le sol et vous laisser guider.
— Attendez, attendez ! Merde, attendez !
Mais Servaz l’entraînait fermement, à présent. Ils étaient déjà dans le couloir. Le vent hurlait dehors, des flocons entraient par la porte ouverte.
— D’accord ! D’accord ! J’ai menti. Enlevez-moi ça !
Servaz s’interrompit. Le cavalier les observait depuis le manège, à l’arrêt.
— La vérité d’abord, murmura Servaz à son oreille.
— ELLE S’EST PENDUE ! À la balançoire qui se trouvait dans le parc du château, putain !
Servaz retint son souffle. Pendue… On y était… Il défit les menottes. Par réflexe, Marchand se frotta les poignets.
— Je n’oublierai jamais ça, dit-il, la tête basse. C’était un crépuscule d’été… Elle avait mis une robe blanche presque transparente. Elle flottait comme un fantôme au-dessus de la pelouse, la nuque brisée, dans le soleil couchant… J’ai encore cette image devant les yeux… Presque chaque soir…
Un été… Comme les autres, elle avait choisi cette saison pour mettre fin à ses jours… Une robe blanche : Cherchez le blanc, avait dit Propp…
— Pourquoi avoir menti ?
— À la demande de quelqu’un, bien sûr, dit Marchand en baissant les yeux. Ne me demandez pas quelle différence ça fait, je n’en sais rien. Le patron voulait pas que ça se sache.
— Une grande différence, répondit Servaz en se dirigeant vers la sortie.
Espérandieu venait d’éteindre son ordinateur quand le téléphone sonna. Il soupira, regarda l’heure — 22 h 40 — et décrocha. Il se redressa imperceptiblement en reconnaissant la voix de Luc Damblin, son contact à Interpol. Il avait attendu ce coup de fil depuis qu’il était rentré à Toulouse et il commençait à désespérer.
— Tu avais raison, dit Damblin sans préambule. C’était bien lui. Tu travailles sur quoi au juste ? J’ignore ce qui se passe mais, bon sang, j’ai l’impression que tu as ferré un gros poisson. Tu ne veux pas m’en dire plus ? Qu’est-ce qu’un type comme lui a à voir avec une enquête de la crim ?
Espérandieu faillit en tomber de sa chaise. Il avala sa salive et se redressa.
— Tu en es sûr ? Ton type au FBI a confirmé ? Raconte-moi comment il a eu l’information.
Au cours des cinq minutes qui suivirent, Luc Damblin le lui expliqua en détail. Putain de Dieu ! songea Espérandieu quand il eut raccroché. Cette fois, il fallait qu’il prévienne Martin. Tout de suite !
Servaz avait l’impression que les éléments se liguaient contre lui. Les flocons tourbillonnaient dans la lueur des phares et les troncs des arbres commençaient à blanchir côté nord. Une vraie tempête de neige… Justement cette nuit-là… Il se demanda avec appréhension si cette psy avait réussi à descendre à Saint-Martin, si la route n’était pas déjà trop mauvaise là-haut. Quelques minutes plus tôt, en sortant du centre équestre, il avait passé un ultime coup de fil.
— Allô ? avait dit la voix au bout du fil.
— Il faut que je te voie. Ce soir. Et j’ai un peu faim. Il n’est pas trop tard ?
Un rire à l’autre bout. Mais le rire s’était arrêté brusquement.
— Il y a du nouveau ? avait demandé Gabriel Saint-Cyr sans cacher son intense curiosité.
— Je sais qui c’est.
— Vraiment ?
— Oui. Vraiment.
Un silence à l’autre bout.
— Et tu as une commission rogatoire ?
— Pas encore. Je voudrais ton avis d’abord.
— Qu’as-tu l’intention de faire ?
— D’abord éclaircir certains points légaux avec toi. Ensuite passer à l’action.
— Tu ne veux pas me dire qui c’est ?
— D’abord on dîne, ensuite nous parlerons.
De nouveau, le petit rire à l’autre bout du fil.
— J’avoue que tu me mets l’eau à la bouche. Viens. Il me reste du poulet, si j’ose dire.
— J’arrive, dit Servaz, et il raccrocha.
Les fenêtres du moulin ruisselaient de chaleur et de lumière dans la tempête quand il gara sa Jeep près du torrent. Servaz n’avait pas croisé le moindre véhicule en venant, ni un seul piéton. Il verrouilla la Cherokee et se hâta vers le petit pont, courbé en deux contre les bourrasques chargées de flocons. La porte s’ouvrit aussitôt. Une bonne odeur de poulet rôti, de feu, de vin et d’épices. Saint-Cyr lui prit sa veste et l’accrocha au portemanteau, puis il lui montra le salon en contrebas.
— Un verre de vin chaud pour commencer ? Le poulet sera cuit dans vingt minutes. Comme ça, on va pouvoir parler.
Servaz regarda sa montre. 22 h 30. Les heures à venir allaient être décisives. Il devait avancer chaque pion en pensant plusieurs coups à l’avance, mais avait-il seulement les idées assez claires ? Le vieux juge, avec son expérience, allait l’aider à ne pas commettre d’impair. L’adversaire était redoutable. Il s’engouffrerait dans la moindre faille juridique. Il avait aussi terriblement faim ; l’odeur du poulet en train de cuire lui donnait des crampes d’estomac.
Une grande flambée crépitait dans la cheminée. Comme la dernière fois, les flammes peuplaient les murs et les poutres du plafond d’ombres et de lueurs. Le craquement des bûches, les miaulements du vent dans le conduit de la cheminée et le bruit du torrent emplissaient la pièce. Pas de Schubert, cette fois. De toute évidence, Saint-Cyr ne voulait pas perdre une miette de ce que Servaz avait à lui dire.
Il y avait deux verres ballon à moitié pleins d’un vin couleur rubis sur un guéridon, entre deux fauteuils à oreilles poussés devant la cheminée. Le vin fumait.
— Assieds-toi, dit le juge en lui montrant l’un des fauteuils.
Servaz prit le verre le plus proche. Il était chaud. Il le fit tourner dans sa main et huma les effluves aromatiques qui s’en dégageaient. Il crut sentir de l’orange, de la cannelle et de la noix muscade.
— Vin chaud aux épices, dit Saint-Cyr. Revigorant et calorifique par une soirée comme celle-ci. Et surtout excellent contre la fatigue. Ça va te donner un coup de fouet. La nuit risque d’être longue, pas vrai ?
— Ça se voit tant que ça ? demanda Servaz.
— Quoi donc ?
— La fatigue.
Le regard du juge s’attarda sur lui.
— Tu as l’air épuisé.
Servaz but. Il fit la grimace en se brûlant la langue. Mais un puissant goût de vin et d’herbes emplit sa bouche et son gosier. Saint-Cyr avait disposé de petits morceaux de pain d’épice dans une coupelle sur le guéridon pour accompagner le vin chaud. Servaz en avala un, puis un autre. Il était affamé.
— Alors ? dit Saint-Cyr. Tu me racontes ? Qui est-ce ?
— Vous êtes sûr ? demanda Cathy d’Humières dans le haut-parleur.
Espérandieu regarda le bout de ses Converse posées sur son bureau du boulevard Embouchure.
— La personne qui m’a transmis l’information est formelle. Elle travaille au siège d’Interpol à Lyon. Il s’agit de Luc Damblin. Il a pu joindre un de ses contacts au FBI. Et il est sûr à 200 %.
— Bonté divine ! s’exclama la procureur. Et vous n’avez pas réussi à joindre Martin, c’est ça ?