— J’ai essayé deux fois. Chaque fois, il était en ligne. Je tombe sur son répondeur. Je vais réessayer dans quelques minutes.
Cathy d’Humières consulta la montre Chopard en or jaune que lui avait offerte son communicant de mari pour leurs vingt ans de mariage : 22 h 50. Elle soupira.
— Je voudrais que vous fassiez quelque chose pour moi, Espérandieu. Rappelez-le. Encore et encore. Quand vous l’aurez, dites-lui que j’aimerais bien retrouver mon lit avant l’aube et que nous n’allons pas passer la nuit à l’attendre !
À l’autre bout du fil, Espérandieu exécuta un salut militaire.
— Très bien, madame.
Irène Ziegler écoutait le vent de l’autre côté de la fenêtre à barreaux. Une vraie tempête de neige. Elle décolla l’oreille de la cloison. La voix de d’Humières. Sans doute pour des questions de coûts de construction, les cloisons étaient aussi minces que du carton à l’intérieur de cette gendarmerie — comme dans des centaines d’autres.
Ziegler avait tout entendu. Apparemment, Espérandieu avait reçu une information capitale. Une information qui changeait radicalement le cours de l’enquête. Ziegler avait cru comprendre de quoi il s’agissait. Quant à Martin, il s’était évanoui dans la nature. Elle crut deviner où il se trouvait, il était allé quérir quelques conseils avant de passer à l’action… Elle cogna à la porte, qui s’ouvrit presque aussitôt.
— J’ai besoin d’aller aux toilettes, dit-elle.
Le planton referma la porte. Elle se rouvrit sur une jeune femme en uniforme, qui lui lança un coup d’œil suspicieux.
— Suivez-moi, capitaine. Pas de blague.
Ziegler se leva, ses poignets menottés devant elle.
— Merci, dit-elle. Je voudrais aussi parler au procureur. Dites-le-lui. Dites-lui que c’est important.
Le vent mugissait dans le conduit de la cheminée et il rabattait les flammes. Servaz était au bord de l’épuisement. Il reposa le verre et s’aperçut que sa main tremblait. Il la ramena vers lui de peur que Saint-Cyr ne surprenne le tremblement. Le goût du vin et des herbes était agréable dans sa bouche mais il avait un arrière-goût amer. Il se sentait gris, ce n’était pas le moment. Il se dit qu’il n’allait boire que de l’eau pendant la demi-heure à venir et qu’il demanderait ensuite un café serré.
— Ça n’a pas l’air d’aller fort, dit le juge en reposant son verre et en l’observant attentivement.
— J’ai connu mieux mais ça ira.
En vérité, il ne se souvenait pas d’avoir jamais été dans un tel état d’épuisement et de nervosité : brisé de fatigue, la tête dans du coton, en proie à des vertiges — et pourtant sur le point de résoudre l’enquête la plus bizarre de toute sa carrière.
— Donc, tu ne penses pas qu’Irène Ziegler soit coupable ? reprit le juge. Pourtant, toutes les apparences sont contre elle.
— Je sais. Mais il y a un élément nouveau.
Les sourcils du juge formèrent un accent circonflexe.
— J’ai reçu un coup de fil d’une psy qui travaille à l’Institut Wargnier ce soir.
— Et ?
— Elle s’appelle Diane Berg, elle vient de Suisse. Elle n’est pas là-haut depuis longtemps. Apparemment, elle a trouvé qu’il se passait des choses bizarres et elle a mené sa petite enquête dans son coin, à l’insu de tout le monde. C’est comme ça qu’elle a découvert que l’infirmière chef de l’Institut s’est procuré des anesthésiques pour chevaux… et aussi qu’elle est la maîtresse d’un certain Éric, un homme très riche et qui voyage beaucoup si l’on en croit les mails qu’il lui écrit.
— Comment cette psy a-t-elle fait pour découvrir tout ça ? demanda le juge, sceptique.
— C’est une longue histoire.
— Et donc, cet Éric, tu crois que c’est… ? Mais il était aux États-Unis la nuit où le cheval a été tué…
— Un alibi parfait, commenta Servaz. Et puis, qui aurait soupçonné la victime d’être aussi le coupable ?
— Cette psy… c’est elle qui t’a contacté ? Et tu la crois ? Tu es sûr qu’elle est digne de confiance ? L’Institut, ça doit être un endroit très usant pour les nerfs quand on n’est pas habitué.
Servaz regarda Saint-Cyr. Il eut un instant de doute. Et si le juge avait raison ?
— Tu te rappelles quand tu m’as dit que tout ce qui se passait dans cette vallée prenait racine dans le passé ? dit le policier.
Le juge hocha la tête en silence.
— Tu m’as dit toi-même que la sœur d’Éric Lombard, Maud, s’est suicidée à l’âge de vingt et un ans.
— C’est exact, dit Saint-Cyr, sortant de son mutisme. Tu crois donc que ce suicide a un rapport avec les suicidés de la colonie ? Elle n’y a jamais séjourné.
— Tout comme deux des suicidés, répondit Servaz. Comment a-t-on retrouvé Grimm et Perrault ? demanda-t-il, tandis que son cœur se mettait à palpiter sans raison.
— Pendus.
— Exact. Quand je t’ai demandé comment la sœur d’Éric Lombard s’était suicidée, tu m’as répondu qu’elle s’était ouvert les veines. Ça, c’est la version officielle. Or j’ai découvert ce soir qu’en vérité elle s’est pendue, elle aussi. Pourquoi Lombard a-t-il menti là-dessus ? Sinon pour éviter qu’on établisse un rapport direct entre le suicide de Maud et les meurtres ?
— Cette psy, elle en a parlé à quelqu’un d’autre ?
— Non, je ne crois pas. Je lui ai conseillé de se rendre à Saint-Martin et de contacter Cathy d’Humières.
— Tu crois donc… ?
— Je crois qu’Éric Lombard est l’auteur des meurtres de Grimm et de Perrault, articula Servaz. (Il eut l’impression que sa langue collait à son palais, que les muscles de ses mâchoires durcissaient.) Je crois qu’il se venge de ce qu’ils ont fait à sa sœur, une sœur qu’il adorait, et qu’il leur impute, à juste titre, le suicide de celle-ci et de sept autres jeunes gens victimes du quatuor Grimm-Perrault-Chaperon-Mourrenx. Je crois qu’il a élaboré un plan machiavélique pour faire justice lui-même tout en éloignant les soupçons de sa personne, avec l’aide d’une complice à l’Institut Wargnier, et peut-être d’un autre au centre équestre.
Il regarda sa main gauche. Elle tressautait sur l’accoudoir. Il essaya de l’immobiliser. En vain. En relevant la tête, il surprit le regard de Saint-Cyr posé dessus.
— Lombard est un homme extrêmement intelligent : il a compris que, tôt ou tard, ceux qui enquêteraient sur les meurtres risquaient de faire le lien avec la vague de suicides d’adolescents quinze ans plus tôt, y compris celui de sa sœur. Il a dû se dire que le meilleur moyen d’éloigner les soupçons de sa personne était de s’inclure lui-même dans le rang des victimes. Il fallait donc que d’emblée le premier crime le prenne pour cible. Mais comment faire ? Il n’était pas question pour lui de tuer un innocent. À un moment donné, il a dû avoir une illumination : tuer un être auquel il tenait plus que tout, un crime dont personne ne pourrait le soupçonner : son cheval favori. Il est probable qu’il ne s’y soit résolu que la mort dans l’âme. Mais quel meilleur alibi que ce massacre survenu pendant qu’il était soi-disant aux États-Unis ? C’est pour ça que les chiens du centre n’ont pas aboyé. Que le cheval n’a pas henni. Peut-être même qu’il a un autre complice au centre, en plus de l’infirmière chef à l’Institut. Car il a fallu au moins deux personnes pour transporter le cheval là-haut. Et l’alarme du centre n’a pas fonctionné. Cependant, comme pour Grimm et Perrault, et aussi pour être sûr que Freedom ne souffrirait pas, il n’aurait laissé à personne d’autre le soin de tuer l’animal. Ce n’est pas le genre de la maison : Éric Lombard est un athlète, un aventurier, un guerrier — habitué aux défis les plus extrêmes et à prendre ses responsabilités. Et il n’a pas peur de se salir les mains.