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Était-ce l’épuisement ? le manque de sommeil ? Il lui sembla que sa vue commençait à se brouiller, comme s’il portait tout à coup des lunettes à la correction inadaptée.

— Je crois aussi que Lombard ou un de ses hommes de main ont fait chanter les deux vigiles de la centrale. Sans doute en les menaçant de les renvoyer en prison ou en achetant leur silence. Par ailleurs, Lombard a dû très vite comprendre que l’hypothèse Hirtmann ne tiendrait pas longtemps. Mais cela ne devait pas le gêner : ce n’était qu’un premier rideau de fumée. À la limite, le fait que nous remontions à la vague de suicides quinze ans auparavant ne le gênait pas non plus, au contraire : cela multipliait les pistes. Le coupable pouvait être n’importe lequel des parents, voire même un des ados que les membres du quatuor avaient violés devenu adulte. Je me demande s’il savait pour Ziegler : qu’elle avait séjourné elle aussi à la colonie. Et qu’elle pouvait faire un suspect idéal. Ou si c’est une simple coïncidence.

Saint-Cyr se taisait, concentré et morne. Servaz essuya la sueur qui lui coulait dans les yeux d’un revers de manche.

— En définitive, il devait se dire que même si tout ce qu’il avait imaginé ne fonctionnait pas exactement comme il l’avait prévu, il avait tellement embrouillé les cartes qu’il serait presque impossible de démêler la vérité, et de remonter jusqu’à lui.

— Presque, dit Saint-Cyr avec un sourire triste. Mais c’était sans compter avec quelqu’un comme toi, bien entendu.

Servaz remarqua que le ton du juge avait changé. Il remarqua aussi que le vieil homme lui souriait d’une façon à la fois admirative et ambiguë. Il essaya de bouger sa main, elle ne tremblait plus. Mais son bras lui parut tout à coup lourd comme du plomb.

— Tu es un enquêteur remarquable, apprécia Saint-Cyr d’une voix glacée. Si j’avais eu quelqu’un comme toi sous mes ordres, qui sait combien d’affaires classées faute d’éléments probants j’aurais résolues ?

Le portable se mit à sonner dans la poche de Servaz. Il voulut l’attraper mais son bras était comme moulé dans du ciment à prise rapide. Il mit un temps infini à déplacer sa main de quelques centimètres à peine ! Le portable sonna longuement, déchirant le silence qui s’était installé entre les deux hommes — puis la messagerie se déclencha et il se tut. Le regard du juge était braqué sur lui.

— Je… je… me… sens… BIZARRE…, bafouilla Servaz en laissant retomber son bras.

Merde ! Qu’est-ce qui lui arrivait ? Ses mâchoires durcissaient ; il avait le plus grand mal à articuler. Il essaya de se lever, se hissant à bout de bras sur les accoudoirs. La pièce se mit aussitôt à tanguer. Vidé de ses forces, il s’effondra dans son fauteuil. Il crut entendre Saint-Cyr dire : « Mettre Hirtmann dans le coup a été une erreur… » Il se demanda s’il avait bien entendu. Il tendit son cerveau embrumé, essayant de se concentrer sur les mots qui sortaient de la bouche du juge :

— … prévisible : l’ego du Suisse a pris le dessus, comme il fallait s’y attendre. Il a tiré les vers du nez à Élisabeth en échange de son ADN et il t’a ensuite aiguillé sur la piste de ces adolescents rien que pour le plaisir de montrer que c’était lui qui menait le jeu. Cela flattait son orgueil. Son immense vanité. Il faut croire que tu lui as tapé dans l’œil.

Servaz fronça vaguement les sourcils. Était-ce bien Saint-Cyr qui était en train de parler ? L’espace d’un instant, il crut voir Lombard en face de lui. Puis il cligna des paupières pour chasser la sueur qui lui brûlait les yeux et il vit que c’était bien le juge, toujours assis à la même place. Saint-Cyr sortit un téléphone portable de sa poche et il composa un numéro.

— Lisa ? C’est Gabriel… Apparemment, ta petite fouineuse n’en a parlé à personne d’autre. Elle a juste eu le temps de prévenir Martin. Oui, j’en suis sûr… Oui, j’ai la situation bien en main…

Il raccrocha et reporta son attention sur Servaz.

— Je vais te raconter une histoire, dit-il (Servaz eut l’impression que sa voix lui parvenait depuis le fond d’un tunnel). L’histoire d’un petit garçon qui était le fils d’un homme tyrannique et violent. Un petit garçon très intelligent, un merveilleux petit garçon. Quand il venait nous voir, il avait toujours avec lui un bouquet de fleurs cueillies sur le bord du chemin ou des galets ramassés au bord du torrent. Nous n’avions pas d’enfants, ma femme et moi. Autant dire que l’arrivée d’Éric dans notre vie fut un don du ciel, un rayon de soleil.

Saint-Cyr eut un geste qui sembla destiné à tenir le souvenir à distance, à ne pas céder à l’émotion.

— Mais il y avait un nuage dans ce ciel bleu. Le père d’Éric, le célèbre Henri Lombard, faisait régner la terreur autour de lui, dans ses usines comme dans sa maison : le château que tu connais. Autant par moments il pouvait se montrer aimant et affectueux avec ses enfants, autant à d’autres il les terrorisait par ses crises de fureur, ses cris — et les coups qu’il faisait pleuvoir sur leur mère. Inutile de dire qu’Éric comme Maud étaient profondément perturbés par l’atmosphère qui régnait au château.

Servaz tenta de déglutir sans y parvenir. Il essaya de bouger. De nouveau, le téléphone sonna longuement dans sa poche puis se tut.

— À cette époque, nous habitions une maison dans les bois non loin du manoir, au bord de ce même torrent, ma femme et moi, poursuivit Saint-Cyr sans s’en préoccuper. Henri Lombard avait beau être tyrannique, soupçonneux, paranoïaque et pour tout dire fou, il n’a jamais entouré le domaine de clôtures, de barbelés et de caméras comme il l’est aujourd’hui. Ce n’était pas dans les mœurs de l’époque. Il n’y avait pas toutes ces menaces et tous ces crimes. Quoi qu’on dise, on vivait dans un monde encore humain. Bref, notre maison était un refuge pour le jeune Éric et il y passait souvent des après-midi entiers. Quelquefois, il amenait Maud, une belle enfant au regard triste, qui ne souriait presque jamais. Éric l’aimait beaucoup. À dix ans déjà, il semblait s’être mis en tête de la protéger.

Il observa une courte pause.

— J’avais une vie professionnelle accaparante et je n’étais pas souvent là mais, à partir du moment où Éric est entré dans nos vies, j’ai essayé de m’octroyer des moments de liberté chaque fois que je le pouvais. J’étais toujours heureux quand je le voyais apparaître sur le chemin qui menait du château à la maison, seul ou traînant sa sœur derrière lui. En vérité, j’ai rempli le rôle que son père n’a pas rempli. J’ai élevé cet enfant comme le mien. C’est ma plus grande fierté. Ma plus grande réussite. Je lui ai tout appris de ce que je savais. C’était un enfant extraordinairement réceptif. Et qui vous rendait au centuple ce que vous lui donniez. Vois ce qu’il est devenu aujourd’hui ! Pas seulement grâce à l’empire dont il a hérité. Non. Grâce à mes leçons, grâce à notre amour.

Servaz s’aperçut avec stupeur que le vieux juge pleurait, les larmes ruisselaient sur ses joues ravinées.

— Et puis, il y a eu cette histoire. Je me souviens du jour où on a trouvé Maud pendue à cette balançoire. À partir de là, Éric n’a plus jamais été le même. Il s’est refermé sur lui-même, il est devenu plus sombre, plus dur. Il s’est blindé. J’imagine que cela a dû le servir dans ses affaires. Mais ce n’était plus le Éric que j’avais connu.