— Elle a fait un malaise, dit l’homme à travers le masque. La fumée… Vous avez un véhicule ? Une ambulance ? Il faut qu’elle voie un médecin. Vite !
Le gendarme hésita. La plupart des pensionnaires et des gardes étaient rassemblés de l’autre côté du bâtiment. Il ignorait s’il y avait un médecin parmi eux. Et il avait ordre de surveiller cette issue.
— Il faut faire vite, insista l’homme. J’ai déjà essayé de la ranimer. Chaque minute compte ! Vous avez une voiture, oui ou non ?
La voix de l’homme était grave, caverneuse et pleine d’autorité dans le masque.
— Je vais chercher quelqu’un, dit le gendarme avant de partir en courant.
Une voiture se présenta une minute plus tard sur le terre-plein. Le gendarme en descendit côté passager, le chauffeur — un autre gendarme — fit signe à Hirtmann de monter à l’arrière. Dès que celui-ci eut installé Diane sur la banquette, la voiture redémarra. Ils contournèrent le bâtiment et le Suisse aperçut des visages familiers — pensionnaires et personnel — massés à l’écart de l’incendie. Les flammes dévoraient déjà une bonne partie de l’Institut. Des pompiers étaient en train de dérouler une lance à incendie d’un camion rouge qui semblait flambant neuf. Une autre était déjà en action. Bien trop tard. Cela ne suffirait pas à sauver les bâtiments. Devant l’entrée, des ambulanciers dépliaient une civière roulante après l’avoir extraite par le hayon d’une ambulance.
Tandis que les bâtiments en feu s’éloignaient derrière eux, Hirtmann contempla la nuque du chauffeur à travers le masque en palpant le métal froid de l’arme dans sa poche.
— Comment fait-on pour franchir ces grilles ?
Servaz les examina. Le fer forgé avait l’air robuste, seul un véhicule-bélier aurait pu en venir à bout. Il se retourna vers Ziegler. Elle désigna le lierre qui colonisait l’un des piliers.
— Par là.
En plein sous l’œil de la caméra, se dit-il.
— Est-ce qu’on sait combien ils sont là-dedans ? demanda Samira.
Elle était en train de vérifier le magasin de son arme.
— Peut-être qu’il n’y a personne, qu’ils ont tous filé, dit Ziegler.
— Ou bien ils sont dix, vingt ou trente, dit Espérandieu.
Il sortit son Sig Sauer et un chargeur tout neuf.
— Dans ce cas, il faut espérer qu’ils soient respectueux des lois, plaisanta Samira. Des assassins qui se font la belle en même temps dans deux endroits différents : c’est une situation inédite.
— Rien ne prouve que Lombard a eu le temps de se faire la belle, répondit Servaz. Il est sans doute là-dedans. C’est pour ça qu’il aimerait nous voir tous filer à l’Institut.
Confiant ne disait rien. Il observait Servaz d’un air sinistre. Ils virent Ziegler empoigner le lierre et s’élancer sans attendre à l’assaut du pilier, s’agripper à la caméra de surveillance, se rétablir au sommet et se laisser retomber de l’autre côté. Servaz fit signe à Pujol et Simeoni de monter la garde avec le jeune juge. Puis il respira un bon coup et imita la gendarme, avec plus de difficulté toutefois, gêné de surcroît par le gilet pare-balles sous son pull. Espérandieu fermait la marche.
Servaz sentit une douleur fulgurante quand il se réceptionna. Il poussa un petit cri. Lorsqu’il voulut faire un pas, il ressentit de nouveau la douleur. Il s’était tordu la cheville !
— Ça ne va pas ?
— C’est bon, répondit-il sèchement.
À l’appui de ses dires, il se mit en marche en claudiquant. La douleur à chaque pas. Il serra les dents. Il vérifia qu’il n’avait pas oublié son arme, pour une fois.
— Elle est chargée ? demanda Ziegler à côté de lui. Fais monter une balle dans le canon. Maintenant. Et garde-là en main.
Il avala sa salive. La remarque de la gendarme lui avait mis les nerfs à fleur de peau.
Il était 1 h 05.
Servaz alluma une cigarette et contempla le château au bout de la longue allée asphaltée encadrée de chênes centenaires. La façade et les pelouses blanches étaient illuminées. Les animaux en topiaire également. De petits projecteurs qui brillaient dans la neige. Quelques fenêtres étaient allumées au niveau du corps central. Comme si on les attendait…
À part ça, rien ne bougeait. Pas un mouvement derrière les fenêtres. Ils avaient atteint le bout du chemin, se dit-il. Un château… Comme dans les contes de fées. Un conte de fées pour adultes…
Il est là-dedans. Il n’est pas parti, c’est ici que tout va se jouer.
C’était écrit. Depuis le début.
Sous cet éclairage artificiel, le château revêtait un aspect fantasmagorique. Il avait vraiment fière allure avec sa façade blanche. Encore une fois, Servaz pensa à ce qu’avait dit Propp.
« Cherchez le blanc. »
Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ?
— Arrêtez-vous.
Le chauffeur tourna légèrement la tête vers l’arrière sans quitter la route des yeux.
— Pardon ?
Hirtmann posa le métal froid du silencieux sur la nuque du gendarme.
— Stop, dit-il.
L’homme ralentit. Hirtmann attendit que la voiture fût immobilisée puis il tira. Le crâne de l’homme explosa et une purée de sang, d’os et de cervelle éclaboussa l’angle supérieur gauche du pare-brise avant que l’homme ne s’effondre sur le volant. Une âcre odeur de poudre emplit l’habitacle. De longues coulures brunes se mirent à dégouliner sur le pare-brise et Hirtmann se dit qu’il allait devoir nettoyer avant de repartir.
Le Suisse se tourna vers Diane : elle dormait encore. Il ôta son masque, ouvrit la portière et sortit dans le blizzard puis il ouvrit la portière côté chauffeur et tira l’homme dehors. Il abandonna le corps dans la neige et fouilla les portières pour y trouver un chiffon. Hirtmann essuya tant bien que mal la buée sanglante puis retourna à l’arrière attraper Diane par les aisselles. Elle était molle, mais il sentit qu’elle ne tarderait pas à sortir des brumes du chloroforme. Il l’installa sur le siège passager, boucla sa ceinture serré puis retourna se mettre au volant, l’arme entre les cuisses. Dans la neige et la nuit froide, le corps encore chaud du gendarme se mit à fumer comme s’il était en train de se consumer.
Au bout de la longue allée bordée de chênes, à la lisière de la grande esplanade semi-circulaire qui précédait le château, Ziegler s’arrêta. Le vent était glacial. Ils étaient frigorifiés. Les grands animaux en topiaire, les parterres de fleurs recouverts de neige comme des confiseries, la façade blanche… Tout semblait si irréel.
Et calme. Un calme trompeur, songea Servaz, tous les sens en éveil.
À l’abri du vent, derrière le tronc du dernier chêne, Ziegler tendit un talkie-walkie à Servaz et un autre à Espérandieu. Elle donna ses instructions avec autorité :
— On se sépare. Deux équipes. Une à droite, une à gauche. Dès que vous serez en position pour nous couvrir, on entre (elle désigna Samira). En cas d’opposition, on se replie et on attend l’unité d’intervention.
Samira acquiesça et elles traversèrent rapidement l’allée centrale en direction de la seconde rangée d’arbres, entre lesquels elles disparurent. Sans lui laisser le temps de réagir. Servaz regarda Espérandieu qui haussa les épaules. Ils se glissèrent à leur tour entre les arbres, dans l’autre sens, pour faire le tour de l’esplanade semi-circulaire. Tout en progressant, Servaz ne quittait pas la façade des yeux.