— La plupart des études ne démontrent-elles pas la faible valeur de ces évaluations ? demanda Diane. Selon certaines, les évaluations psychiatriques de dangerosité se tromperaient une fois sur deux.
— C’est ce qu’on dit, admit Xavier. Mais plutôt dans le sens où la dangerosité est surévaluée que le contraire. En cas de doute, nous préconisons systématiquement un maintien en détention ou la prolongation de l’hospitalisation dans notre rapport d’évaluation. Et puis, ajouta-t-il avec un sourire d’une fatuité absolue, ces évaluations répondent à un besoin profond de nos sociétés, mademoiselle Berg. Les tribunaux nous demandent de résoudre à leur place un dilemme moral qu’en vérité personne n’est capable de trancher : comment être sûr que les dispositions prises à l’égard de tel ou tel individu dangereux répondent aux nécessités qu’impose la protection de la société sans porter atteinte aux droits fondamentaux de cet individu ? Personne n’a la réponse à cette question. Aussi les tribunaux font-ils semblant de croire que les expertises psychiatriques sont fiables. Ça ne trompe personne, bien entendu. Mais ça permet de faire tourner la machine judiciaire perpétuellement menacée d’engorgement tout en donnant l’illusion que les juges sont des gens sages et que leurs décisions sont prises en connaissance de cause — ce qui, soit dit en passant, est le plus grand de tous les mensonges sur lesquels nos sociétés démocratiques sont fondées.
Un nouveau boîtier noir, encastré dans le mur, nettement plus sophistiqué que le précédent. Il comportait un petit écran et seize touches pour taper un code mais aussi un gros palpeur rouge sur lequel Xavier pressa son index droit.
— Évidemment, nous n’avons pas ce genre de dilemme avec nos pensionnaires. Ils ont fait plus qu’amplement la preuve de leur dangerosité. Voici la deuxième enceinte de confinement.
Il y avait un petit bureau vitré sur la droite. De nouveau, Diane aperçut deux silhouettes derrière la vitre. À son grand regret, Xavier les dépassa sans s’arrêter. Elle aurait bien aimé qu’il la présente au reste du personnel. Mais elle était déjà persuadée qu’il n’en ferait rien. Les regards des deux hommes la suivirent à travers la vitre. Diane se demanda soudain comment elle allait être accueillie. Est-ce que Xavier avait parlé d’elle ? Lui avait-il insidieusement savonné la planche ?
Pendant une fraction de seconde, elle revit avec nostalgie sa chambre d’étudiante, ses amis à l’université, son bureau à la faculté… Puis, elle pensa à quelqu’un. Elle sentit le rouge lui venir aux joues et elle s’empressa de reléguer l’image de Pierre Spitzner le plus loin possible au fond de son esprit.
Servaz s’examina dans le miroir, à la lueur balbutiante du néon. Il était blafard. S’appuyant des deux mains sur le bord ébréché du lavabo, il s’efforça de respirer calmement. Puis il se pencha et s’aspergea le visage d’eau froide.
Ses jambes le portaient à peine, il éprouvait la sensation étrange de marcher sur des semelles remplies d’air. Le voyage de retour en hélicoptère avait été mouvementé. Là-haut, le temps s’était vraiment gâté et le capitaine Ziegler avait dû se cramponner aux commandes. Secoué par les rafales, l’appareil était redescendu en se balançant comme un canot de sauvetage sur une mer déchaînée. À peine ses patins avaient-ils touché le sol que Servaz s’était précipité dans les toilettes de la centrale pour vomir.
Il se retourna, les cuisses écrasées contre la rangée de lavabos. Des graffitis tracés au stylo à bille ou au feutre profanaient certaines portes : BIB LE ROI DE LA MONTAGNE… (fanfaronnade ordinaire). SOFIA EST UNE SALOPE… (suivi d’un numéro de téléphone portable). LE DIRECTEUR EST UN SALE CON… (une piste ?). Ensuite un dessin représentant plusieurs petits personnages à la Keith Haring se sodomisant en file indienne.
Servaz sortit de sa poche le petit appareil photo numérique que Margot lui avait offert pour son dernier anniversaire, s’approcha des portes et les photographia une par une.
Puis il ressortit et longea le couloir jusqu’au hall.
Dehors, il s’était remis à neiger.
— Ça va mieux ?
Il lut une indulgence sincère dans le sourire d’Irène Ziegler.
— Oui.
— Si nous allions interroger ces ouvriers ?
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préfère les interroger seul.
Il vit le beau visage du capitaine Ziegler se fermer. De dehors lui parvenait la voix de Cathy d’Humières en train de parler aux journalistes : des bribes de phrases stéréotypées, le style habituel des technocrates.
— Jetez un coup d’œil aux graffitis dans les toilettes, vous comprendrez pourquoi, dit-il. En présence d’un homme, il y a des informations qu’ils seront peut-être tentés de livrer… qu’ils tairont si une femme est présente.
— Très bien. Mais n’oubliez pas que nous sommes deux sur cette enquête, commandant.
Les cinq hommes suivirent son entrée avec des regards où se mêlaient anxiété, lassitude et colère. Servaz se souvint qu’ils étaient enfermés dans cette pièce depuis le matin. Visiblement, on leur avait apporté à manger et à boire. Des reliefs de pizzas et de sandwichs, des gobelets vides et des cendriers pleins jonchaient la grande table de conférence. Leurs barbes avaient poussé et ils étaient aussi hirsutes que des naufragés sur une île déserte, sauf le cuistot — un barbu au crâne lisse et brillant et aux lobes des oreilles percés de plusieurs anneaux.
— Bonjour, dit-il.
Pas de réponse. Mais ils se redressèrent insensiblement. Il lut dans leurs yeux qu’ils étaient surpris par son allure. On leur avait annoncé un commandant de la brigade criminelle et ils avaient devant eux un type qui avait l’allure d’un prof ou d’un journaliste avec sa silhouette de quadra en forme, ses joues mal rasées, sa veste en velours et ses jeans élimés. Servaz repoussa sans un mot un carton de pizza maculé de graisse et un gobelet où des mégots flottaient dans un fond de café. Puis il posa une fesse sur le bord de la table, passa une main dans ses cheveux bruns et se tourna vers eux.
Il les dévisagea. Un par un. S’attardant chaque fois plusieurs dixièmes de seconde. Tous baissèrent les yeux — sauf un.
— Qui l’a vu en premier ?
Un type assis dans un coin de la pièce leva la main. Il portait un sweat-shirt à manches courtes « UNIVERSITY OF NEW YORK » sur une chemise à carreaux.
— Vous vous appelez comment ?
— Huysmans.
Servaz sortit son calepin de sa veste.
— Racontez.
Huysmans soupira. Sa patience avait été mise à rude épreuve au cours des dernières heures et ce n’était pas quelqu’un d’ordinairement patient. Il avait déjà raconté son histoire une bonne demi-douzaine de fois, aussi son récit fut-il un peu mécanique.
— Vous êtes redescendus sans avoir mis le pied sur la plate-forme. Pourquoi ?
Un silence.
— La peur, avoua enfin celui qui venait de parler. Nous avions peur que le type rôde encore dans le coin, ou qu’il soit planqué dans les galeries.
— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il s’agit d’un homme ?