— Mets ça et monte, lança-t-elle par-dessus le bruit du moteur quatre temps.
Il passa le casque rouge et blanc et eut aussitôt une sensation d’étouffement. Il rabattit la capuche de la combinaison par-dessus et sortit. Les bottes lui donnaient une démarche d’astronaute — ou de manchot.
Dehors, la tempête s’était un peu calmée. Le vent avait molli et les flocons étaient moins nombreux dans le tunnel de lumière creusé par le phare de la moto-neige. Il appuya sur le bouton de son talkie-walkie.
— Vincent ? Comment va Samira ?
— Elle est OK. Mais l’autre type est mal en point. Les ambulances seront là dans cinq minutes. Et vous ?
— Pas le temps de t’expliquer ! Reste avec elle.
Il coupa la communication, rabattit la visière de son casque et enfourcha maladroitement le siège surélevé derrière Ziegler. Puis il cala ses reins contre le dossier. Elle démarra aussitôt. Dans le faisceau unique, les flocons se précipitèrent vers eux comme des étoiles filantes. Les troncs blanchis d’un seul côté se mirent à défiler à grande vitesse. L’engin glissait avec aisance sur le sentier damé, en chuintant sur la neige et en grondant comme une moto de grosse cylindrée. Les nuages s’écartèrent une nouvelle fois et il vit les montagnes toutes proches au-dessus des arbres, dans le clair de lune, à travers la visière de son casque.
— Je sais à quoi vous pensez, Diane.
Sa voix éraillée et profonde la fit sursauter. Elle était plongée dans ses pensées.
— Vous vous demandez de quelle façon je vais vous tuer. Et vous cherchez désespérément une issue. Vous guettez le moment où je vais faire une erreur. Je suis au regret de vous dire que je n’en commettrai pas. Et que, par conséquent, oui : vous allez mourir cette nuit.
À ces mots, elle sentit un froid immense descendre en elle et se répandre de sa tête à son estomac et à ses jambes. Elle crut un instant qu’elle allait s’évanouir. Elle déglutit mais une boule douloureuse obstruait sa gorge.
— Ou peut-être pas… Peut-être que je vais vous laisser la vie sauve, après tout. Je n’aime pas être manipulé. Élisabeth Ferney pourrait bien regretter de s’être servie de moi. Elle qui aime avoir toujours le dernier mot pourrait éprouver une cruelle déception, cette fois. Vous tuer me priverait de cette petite victoire : c’est peut-être votre chance, Diane. À vrai dire, je n’ai pas encore décidé.
Il mentait… Il avait déjà décidé. Toute son expérience de psychologue le lui criait. C’était juste un de ses petits jeux tordus, une de ses ruses : donner une lueur d’espoir à sa victime pour mieux la lui retirer ensuite. Mieux l’anéantir. Oui, c’était ça : encore un de ses plaisirs pervers. La terreur, l’espoir insensé, et puis, au dernier moment, la déception et le désespoir le plus noir.
Il se tut tout à coup, prêtant une oreille attentive aux messages qui s’échappaient de la radio. Diane tenta d’en faire autant, mais son esprit était en proie au chaos et elle fut incapable de se concentrer sur les appels grésillants.
— On dirait que nos amis gendarmes ont fort à faire là-haut, dit-il. Ils sont un peu débordés.
Diane regarda le paysage qui défilait à travers les vitres : l’étroite route était blanche mais ils roulaient à bonne allure ; le véhicule devait être équipé de pneus neige. Rien ne venait rompre la blancheur immaculée hormis les troncs sombres des arbres et quelques rochers gris qui affleuraient par-ci, par-là. Au fond, de hautes montagnes se découpaient sur le ciel nocturne et Diane apercevait une brèche entre les sommets droit devant eux. C’était peut-être par là que passait la route.
Elle le regarda encore une fois. Elle observa l’homme qui allait la tuer. Une pensée se fraya un chemin dans son esprit, aussi nette qu’une stalactite de glace dans la clarté de la lune. Il avait menti en disant qu’il ne commettrait pas d’erreur. Il voulait seulement qu’elle s’en convainque. Qu’elle abandonne toute espérance et qu’elle s’en remette à lui, dans l’espoir qu’il lui laisserait la vie sauve.
Il se trompait. Ce n’était pas ce qu’elle avait l’intention de faire…
Ils émergèrent de la forêt, filant entre deux congères glacées. Servaz aperçut l’entrée du cirque : une gorge de dimensions cyclopéennes. Il repensa à l’architecture de géants qu’il avait découverte en arrivant. Tout, ici, était démesuré. Les paysages, les passions, les crimes… Brutalement, la tempête reprit de la vigueur. Ils se retrouvèrent cernés par les flocons. Ziegler se cramponnait au guidon, arc-boutée contre le vent derrière le dérisoire abri de Plexiglas. Servaz se baissait pour profiter de la maigre protection que lui offrait sa coéquipière. Ses gants et sa combinaison ne suffisaient pas à le réchauffer. Le vent coupant traversait ses vêtements ; seul le gilet pare-balles arrêtait un peu le froid. Par moments, l’engin rebondissait à droite et à gauche contre les congères à la manière d’un bobsleigh et à plusieurs reprises il crut qu’ils allaient verser.
Bientôt, malgré les rafales, il vit qu’ils se rapprochaient de l’immense amphithéâtre creusé de gradins, strié d’éboulis et de coulées de glace. Plusieurs chutes d’eau s’étaient figées avec l’hiver, le gel les avait changées en hautes chandelles blanches collées à la paroi, ressemblant à cette distance à des coulées de cire le long d’un cierge. Lorsque la pleine lune émergea entre les nuages et illumina le site, sa beauté fut à couper le souffle. Un sentiment d’attente, de temps suspendu régnait sur ce lieu.
— Je le vois ! cria-t-il.
La forme fuselée de la motoneige escaladait la pente, de l’autre côté du cirque. Servaz crut distinguer le vague tracé d’un sentier qui se dirigeait vers une grande faille ouverte entre les parois rocheuses. L’engin était déjà à mi-hauteur. Soudain, les nuages s’ouvrirent largement et la lune surgit de nouveau, comme flottant au milieu d’un étang noir et inversé. Son lait nocturne inonda le cirque, découpant chaque détail de la roche et de la glace. Servaz leva les yeux. La silhouette venait de disparaître dans l’ombre de la falaise ; elle réapparut de l’autre côté, dans le clair de lune. Il se pencha en avant et s’accrocha tant bien que mal tandis que leur machine surpuissante mordait la pente avec aisance.
Une fois franchie la faille, ils se retrouvèrent à nouveau au milieu des sapins. Lombard avait disparu. La piste grimpait toujours en décrivant des zigzags dans la forêt, le vent soufflait en rafales soudaines, un rideau blanc et gris qui les aveuglait. Le faisceau du phare rebondissait dessus. Servaz eut l’impression qu’un dieu furibard et rugissant leur crachait son haleine glacée dans la figure. Il tremblait de froid dans sa combinaison mais il sentit aussi un filet de sueur couler entre ses omoplates.
— Où est-il ? gueula Ziegler devant lui. Merde ! Où est-il passé ?
Il devina la tension qui l’habitait, tous les muscles tendus pour maîtriser sa machine. Et la rage aussi. Lombard avait failli l’envoyer en prison à sa place. Lombard s’était servi d’eux. L’espace d’un fugitif instant, Servaz se demanda si Irène avait toute sa lucidité, si elle n’allait pas les entraîner tous les deux dans un piège mortel.
Puis la forêt s’entrouvrit. Ils franchirent un petit col et entamèrent la descente sur l’autre versant. La tempête se calma brusquement et les montagnes apparurent autour d’eux, telle une armée de géants venus assister à un duel nocturne. Et soudain, ils le virent. À une centaine de mètres en contrebas. Il avait quitté la piste et abandonné son engin dans la neige. Plié en deux, il tendait ses mains vers le sol.