Выбрать главу

Il la regarda en souriant. Il sentit qu’elle, la psy, avait besoin de parler à quelqu’un. Il fallait que ça sorte. Maintenant… C’était le bon moment, pour elle et pour lui. Il comprit qu’en cet instant elle éprouvait le même sentiment d’irréalité que lui — un sentiment né de cette étrange nuit pleine de terreurs et de violence mais aussi des jours précédents. En cet instant, seuls dans le silence de cette chambre d’hôpital, avec la nuit plaquée contre la vitre, bien qu’ils fussent deux étrangers ils étaient très proches.

— J’ai toute la nuit, répondit-il.

Elle lui sourit.

— Eh bien, commença-t-elle, je suis arrivée à l’Institut le matin où on a trouvé ce cheval mort là-haut. Je m’en souviens très bien. Il neigeait et…

EPILOGUE

Crimen extinguitur mortalité

[La mort éteint le crime.]

Lorsque César s’en aperçut, il donna le signal convenu à la quatrième ligne qu’il avait formée avec six cohortes. Ces troupes s’élancèrent en avant à grande vitesse, et firent, en formation d’assaut, une charge si vigoureuse contre les cavaliers de Pompée que personne ne put résister.

— Les voilà, dit Espérandieu.

Servaz leva les yeux de La Guerre des Gaules. Il abaissa sa vitre. Il ne vit d’abord qu’une foule compacte se pressant sous les illuminations de Noël — puis, comme s’il zoomait sur une photo de groupe, deux silhouettes émergèrent de la cohue. Une vision qui lui comprima la poitrine. Margot. Elle n’était pas seule. Un homme marchait à ses côtés. Grand, vêtu de noir, élégant, la quarantaine…

— C’est bien lui, dit Espérandieu en retirant ses écouteurs dans lesquels Portishead chantait The Rip.

— Tu es sûr ?

— Oui.

Servaz ouvrit la portière.

— Attends-moi ici.

— Pas de bêtises, hein ? dit son adjoint.

Sans répondre, il se fondit dans la foule. À cent cinquante mètres devant lui, Margot et l’homme tournèrent à droite. Servaz se dépêcha d’atteindre le coin de la rue au cas où ils auraient la mauvaise idée de disparaître dans une rue adjacente mais, une fois le carrefour franchi, il constata qu’ils filaient droit vers le Capitole et son marché de Noël. Il ralentit puis s’élança vers la vaste esplanade où s’élevaient une centaine de chalets en bois. Margot et son amant faisaient du lèche-vitrine devant les stands. Sa fille, remarqua-t-il, avait l’air parfaitement heureuse. Par moments, elle entourait le bras de l’homme et lui montrait quelque chose. L’homme riait et lui montrait autre chose en retour. Bien qu’ils évitassent de l’afficher, leurs gestes trahissaient une évidente proximité physique. Servaz sentit un pincement de jalousie. Depuis combien de temps n’avait-il pas vu Margot aussi joyeuse ? Il en vint à admettre qu’Espérandieu avait peut-être raison : que l’homme pouvait être inoffensif.

Puis ils traversèrent l’esplanade en direction des cafés sous les arcades et il les vit s’asseoir en terrasse malgré la température hivernale. L’homme commanda pour lui seul, Servaz en conclut que Margot n’allait pas rester. Il se dissimula derrière un chalet et attendit. Cinq minutes plus tard, ses soupçons se confirmèrent : sa fille se leva, déposa un baiser léger sur les lèvres de l’homme et s’éloigna. Servaz attendit encore quelques minutes. Il en profita pour détailler l’amant de Margot. Bel homme, sûr de lui, le front haut et des vêtements de prix qui témoignaient de sa surface sociale. Bien conservé mais Servaz lui donnait quelques années de plus que lui. Une alliance à l’annulaire gauche. La colère revint. Sa fille de dix-sept ans sortait avec un homme marié plus âgé que lui…

Il prit une inspiration, franchit les derniers mètres d’un pas décidé et s’assit à la place libre.

— Bonjour, dit-il.

— Cette place est prise, dit l’homme.

— Je ne crois pas, la jeune fille est partie.

L’homme tourna vers lui un regard surpris et l’examina. Servaz lui rendit son regard, sans trahir la moindre émotion. Un sourire amusé illumina le visage de l’homme.

— Il y a des tables libres, vous savez. J’aimerais assez rester seul, si ça ne vous gêne pas.

C’était joliment dit et le ton ironique prouvait une belle assurance. L’homme n’était pas facile à déstabiliser.

— Elle est mineure, non ? dit Servaz.

Cette fois, son voisin cessa de sourire. Le regard se durcit.

— En quoi est-ce que ça vous regarde ?

— Vous ne répondez pas à ma question.

— Je ne sais pas qui vous êtes mais vous allez me foutre le camp d’ici !

— Je suis le père.

— Quoi ?

— Je suis le père de Margot.

— Vous êtes le flic ? demanda l’amant de sa fille, incrédule.

Servaz eut l’impression de recevoir un coup de sabot de mule.

— C’est comme ça qu’elle m’appelle ?

— Non, c’est comme ça que moi je vous appelle, répondit l’homme. Margot, elle, dit « papa ». Elle vous aime beaucoup.

Servaz ne se laissa pas attendrir.

— Et votre femme, qu’est-ce qu’elle en pense ?

L’homme retrouva aussitôt sa froideur.

— Ce ne sont pas vos oignons, riposta-t-il.

— Vous en avez parlé à Margot ?

Il vit avec satisfaction qu’il avait réussi à l’énerver.

— Écoutez, père ou pas père, ceci ne vous regarde pas. Mais oui : j’ai tout dit à Margot. Ça lui est égal. Maintenant, je vous demanderai de partir.

— Et si je n’en ai pas envie, vous allez faire quoi : appeler la police ?

— Vous ne devriez pas jouer ce jeu-là avec moi, dit l’homme d’une voix basse mais menaçante.

— Ah bon ? Et si j’allais voir votre femme pour lui parler de tout ça ?

— Pourquoi faites-vous ça ? demanda l’amant de sa fille — mais, au grand étonnement de Servaz, il avait l’air moins effrayé que perplexe.

Servaz hésita.

— Je n’aime pas l’idée que ma fille de dix-sept ans serve de jouet pour adulte à un type de votre âge qui n’en a rien à foutre.

— Qu’en savez-vous ?

— Vous divorceriez pour une fille de dix-sept ans ?

— Ne soyez pas ridicule.

— Ridicule ? Vous ne trouvez pas ridicule un type de votre âge qui se tape une gamine ? Qu’en pensez-vous ? Est-ce qu’il n’y a pas là-dedans quelque chose de profondément pathétique ?

— J’en ai assez de cet interrogatoire, dit l’homme. Ça suffit. Arrêtez vos manières de flic.

— Qu’est-ce que vous avez dit ?

— Vous m’avez très bien entendu.

— Elle est mineure, je pourrais vous embarquer.

— Foutaises ! La majorité sexuelle est fixée à quinze ans dans ce pays. Et c’est vous qui pourriez avoir de gros ennuis si vous persistez dans cette voie.

— Oh, vraiment ? dit Servaz, sarcastique.

— Je suis avocat, dit l’homme.

Merde, pensa Servaz. Il ne manquait plus que ça.

— Oui, confirma l’amant de sa fille. Inscrit au barreau de Toulouse. Margot redoutait que vous ne découvriez notre… liaison. Elle a beaucoup d’estime pour vous mais, bien entendu, sur certains aspects, elle vous trouve un peu… vieux jeu…