Servaz garda le silence, il regardait droit devant lui.
— Sous ses dehors rebelles, Margot est une fille formidable, brillante et indépendante. Et beaucoup plus mature que vous ne semblez le penser. Cela dit, vous avez raison : je n’ai pas l’intention de quitter ma famille pour elle. Margot le sait bien. D’ailleurs, de son côté, il lui arrive de fréquenter des jeunes gens de son âge.
Servaz eut envie de lui dire de la fermer.
— Il y a longtemps que ça dure ? demanda-t-il d’une voix qu’il trouva lui-même étrange.
— Dix mois. On s’est rencontrés dans une queue de cinéma. Et c’est elle qui a fait le premier pas, si vous voulez savoir.
Elle avait donc seize ans quand c’était arrivé… Le sang bourdonnait dans ses oreilles. Il avait l’impression que la voix de l’homme était couverte par le vacarme d’un millier d’abeilles.
— Je comprends votre inquiétude, dit l’avocat, mais elle est sans objet : Margot est une fille saine, équilibrée, bien dans sa peau — et capable de prendre des décisions toute seule.
— Bien dans sa peau ? trouva-t-il la force de réagir. Vous l’avez vue, ces derniers temps, cette… tristesse ? C’est à cause de vous ?
L’homme eut l’air sincèrement embarrassé, mais il soutint le regard de Servaz.
— Non, dit-il, c’est à cause de vous. Elle vous sent perdu, désemparé, solitaire. Elle sent bien que la solitude vous mine, que vous aimeriez qu’elle passe plus de temps avec vous, que votre métier vous ronge, que sa mère vous manque. Et ça lui brise le cœur. Je vous le répète : Margot vous aime énormément.
Il y eut un moment de silence. Quand Servaz reprit la parole, ce fut d’une voix très froide.
— Joli plaidoyer, dit-il. Mais tu devrais garder ce genre de baratin pour les prétoires. Tu perds ton temps avec moi.
Du coin de l’œil, il nota avec satisfaction que l’homme s’était cabré devant le tutoiement.
— Maintenant, écoute-moi bien. Tu es avocat, tu as une réputation et sans cette réputation tu es professionnellement mort. Que ma fille soit sexuellement majeure au regard de la loi ou pas ne change strictement rien à l’affaire. Si demain la rumeur se répand que tu te tapes des gamines, c’est fini pour toi. Tu vas perdre tes clients les uns après les autres. Et peut-être que ta femme ferme les yeux sur tes écarts de conduite, mais elle sera beaucoup moins encline à le faire quand l’argent cessera de rentrer dans les caisses, crois-moi. Alors, tu vas dire à Margot que c’est fini entre vous, tu vas y mettre les formes, tu vas lui raconter ce que tu veux : le baratin, ça te connaît. Mais je ne veux plus jamais entendre parler de toi. Au fait, j’ai enregistré cette conversation, sauf la fin. Au cas où. Bonne journée.
Il se leva et s’éloigna en souriant, sans même vérifier l’effet de ses paroles. Il savait déjà. Puis il pensa à la douleur qu’éprouverait Margot et il eut une brève bouffée de remords.
Le jour de Noël, Servaz se leva tôt. Il descendit sans faire de bruit au rez-de-chaussée. Il se sentait plein d’énergie. Il était pourtant resté à discuter jusqu’au petit matin avec Margot, après que tout le monde fut parti se coucher : le père et la fille dans ce salon qui n’était pas le leur, assis au bout du canapé près du sapin décoré.
Parvenu en bas de l’escalier, il jeta un coup d’œil au thermomètre intérieur/extérieur. Un degré au-dessus de zéro. Et quinze degrés au-dedans : ses hôtes ayant baissé le chauffage pour la nuit, il faisait froid jusque dans la maison.
Servaz resta quelques secondes à écouter la maison silencieuse. Ils les imagina sous la couette : Vincent et Charlène, Mégan, Margot… C’était la première fois depuis longtemps qu’il se réveillait ailleurs que chez lui un matin de Noël. Un sentiment persistant d’étrangeté, pas désagréable pour autant. Au contraire. Sous un même toit dormaient à présent son adjoint et meilleur ami, une femme qui lui inspirait un désir violent et sa propre fille. Bizarre ? Le plus bizarre étant qu’il acceptait la situation telle qu’elle se présentait. Lorsqu’il avait dit à Espérandieu qu’il passait le réveillon avec sa fille, celui-ci les avait aussitôt invités. Servaz s’apprêtait à refuser mais, à sa grande surprise, il avait accepté.
— Je ne les connais même pas ! avait protesté Margot dans la voiture. Tu m’avais dit qu’on serait tous les deux, pas qu’on passerait une soirée entre flics !
Mais Margot s’était très bien entendue avec Charlène, Mégan et surtout avec Vincent. À un moment donné, passablement ivre, elle avait même brandi une bouteille de champagne en s’exclamant : « Je n’aurais jamais cru qu’un keuf pouvait être aussi sympa ! » C’était la première fois que Servaz voyait sa fille ivre. Vincent, presque aussi saoul qu’elle, en avait pleuré de rire, allongé sur le tapis au pied du canapé. De son côté, Servaz s’était senti gêné au début en présence de Charlène, il ne pouvait s’empêcher de penser à son geste dans la galerie. Mais, l’alcool et l’atmosphère aidant, il avait fini par se détendre.
Il se dirigeait pieds nus vers la cuisine lorsque ses orteils rencontrèrent un objet qui se mit à clignoter et à émettre des sons stridents. Un robot japonais. Ou chinois. Il se demanda s’il n’y avait pas plus de produits chinois que français en circulation dans ce pays désormais. Ensuite, une forme noire jaillit du salon et vint se jeter dans ses jambes. Servaz se pencha et frotta vigoureusement les flancs du chien qu’Espérandieu avait renversé sur la route de la discothèque et qu’un vétérinaire tiré de son lit à 3 heures du matin avait sauvé. L’animal s’étant révélé très affectueux et doux, Espérandieu avait décidé de le garder. En souvenir de cette glaciale nuit d’angoisse, il l’avait baptisé Ombre.
— Salut mon gros, dit-il. Et joyeux Noël. Qui sait où tu serais en ce moment si tu n’avais pas eu la bonne idée de traverser cette route, hein ?
Ombre lui répondit par quelques jappements approbateurs, sa queue noire battant les jambes de Servaz, qui s’immobilisa à l’entrée de la cuisine. Contrairement à ce qu’il pensait, il n’était pas le premier levé : Charlène Espérandieu était déjà debout. Elle avait mis la bouilloire et la cafetière en route et elle glissait des tranches de pain dans le toaster. Elle lui tournait le dos et il la contempla un instant, ses longs cheveux roux retombant sur son peignoir. Il allait faire demi-tour, la gorge nouée, quand elle pivota vers lui, une main posée sur son ventre rond.
— Bonjour, Martin.
Une voiture passa très lentement dans la rue, derrière la fenêtre. Au bord du toit, une guirlande clignotait comme elle avait dû le faire tout au long de la nuit. Une vraie nuit de Noël, se dit-il. Il fit un pas en avant et marcha sur une peluche, qui couina sous son pied. Charlène rit et se pencha pour la ramasser. Puis elle se redressa, l’attira à elle, une main sur sa nuque, et l’embrassa sur la bouche. Servaz sentit aussitôt le rouge lui monter aux joues. Que se passerait-il si quelqu’un survenait ? En même temps, il sentit le désir s’éveiller instantanément, malgré le ventre rond qui les séparait. Ce n’était pas la première fois qu’il était embrassé par une femme enceinte — mais c’était la première fois qu’il l’était par une femme qui n’était pas enceinte de lui.
— Charlène, je…
— Chutttt… Ne dis rien. Tu as bien dormi ?
— Très bien. Je… je peux avoir un café ?
Elle lui caressa la joue affectueusement et se dirigea vers la machine.
— Charlène…
— Ne dis rien, Martin. Pas maintenant. Nous en parlerons plus tard : c’est Noël.