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Il prit la tasse de café, l’avala sans même s’en rendre compte, la tête vide. Il avait la bouche pâteuse. Il regretta soudain de ne pas s’être lavé les dents avant de descendre. Quand il se retourna, elle avait disparu. Servaz appuya ses cuisses contre le plan de travail avec l’impression que des termites lui rongeaient le ventre. Il ressentait aussi dans ses os et dans ses muscles les stigmates de son expédition dans la montagne. C’était le Noël le plus étrange qu’il eût jamais connu. Et aussi le plus effrayant. Il n’oubliait pas qu’Hirtmann était là-dehors. Le Suisse avait-il quitté la région ? Se trouvait-il à des milliers de kilomètres ? Ou rôdait-il dans les parages ? Servaz pensait sans cesse à lui. Et aussi à Lombard : on avait finalement retrouvé son cadavre. Gelé. Servaz frissonnait chaque fois qu’il y songeait. Une agonie horrible… qui avait failli être la sienne.

Il repensait souvent à cette parenthèse glacée et sanglante qu’avait représentée l’enquête : c’était si irréel. Et déjà si lointain. Servaz songea qu’il y avait des choses dans cette histoire qu’on n’expliquerait probablement jamais. Comme ces initiales « CS » sur les bagues. À quoi correspondaient-elles ? Quand et en quelle occasion la série des innombrables crimes du quatuor avait-elle démarré ? Et lequel d’entre eux avait été l’initiateur des autres, le leader ? Les réponses demeureraient à jamais enfouies. Chaperon s’était enfermé dans son mutisme. Il attendait en prison son jugement mais il n’avait rien lâché. Puis Servaz pensa à autre chose. Il aurait quarante ans dans quelques jours. Il était né un 31 décembre — et, selon les dires de sa mère, à minuit pile elle avait entendu des bouchons de champagne sauter dans une pièce voisine au moment où il poussait son premier cri.

Cette pensée le frappa comme une gifle. Il allait avoir quarante ans… Qu’avait-il fait de sa vie ?

— Au fond, c’est toi qui as fait la découverte la plus importante dans cette enquête, déclara Kleim162, péremptoire, le lendemain de Noël. Pas ton commandant, comment s’appelle-t-il, déjà ?

Kleim162 était descendu passer les fêtes de fin d’année dans le Sud-Ouest. Il avait débarqué la veille dans la ville rose par le TGV Paris-Bordeaux-Toulouse.

— Servaz.

— Enfin bref, ton Monsieur Je-cite-des-proverbes-latins-pour-faire-le-malin, c’est peut-être le roi des enquêteurs mais n’empêche que tu lui as brûlé la politesse.

— N’exagérons rien. J’ai eu de la chance. Et Martin a fait un boulot remarquable.

— Il est comment, sexuellement, ton Dieu vivant ?

— Hétéro à 150 %.

— Dommage.

Kleim162 jeta ses jambes hors des draps et s’assit au bord du lit. Il était nu. Vincent Espérandieu en profita pour admirer son dos large et musclé en tirant sur sa cigarette, un bras derrière la nuque, le dos contre les oreillers. Une légère pellicule de sueur brillait sur sa poitrine. Quand Kleim162 se leva et marcha vers la salle de bains, le flic ne put s’empêcher de mater les fesses du journaliste. Derrière les stores, il neigeait enfin, ce 26 décembre.

— Tu serais pas amoureux de lui, des fois ? lança Kleim162 par la porte ouverte de la salle de bains.

— C’est ma femme qui l’est.

La tête blonde ressurgit aussitôt.

— Comment ça ? Ils couchent ensemble ?

— Pas encore, dit Vincent en soufflant la fumée vers le plafond.

— Mais je croyais qu’elle était enceinte ? Et que c’était lui le futur parrain ?

— Exact.

Kleim162 le considéra avec un ahurissement non feint.

— Et tu n’es pas jaloux ?

Espérandieu sourit derechef en levant les yeux au plafond. Le jeune journaliste secoua la tête d’un air profondément choqué et disparut de nouveau dans la salle de bains. Espérandieu remit ses écouteurs. La voix merveilleusement rauque de Mark Lanegan répondit aux murmures diaphanes d’Isobel Campbell dans The False Husband.

Par un beau matin d’avril, Servaz passa prendre sa fille chez son ex-femme. Il sourit en la voyant sortir de la maison avec son sac sur le dos et ses lunettes de soleil.

— Prête ? demanda-t-il quand elle fut assise à côté de lui.

Ils prirent l’autoroute en direction des Pyrénées et empruntèrent (non sans une démangeaison à la base du crâne et un froncement de sourcils de la part de Servaz) la sortie Montréjeau/Saint-Martin-de-Comminges. Puis ils roulèrent plein sud, cap sur les montagnes. Il faisait remarquablement beau. Le ciel était bleu, les cimes blanches. Par la vitre entrouverte, l’air pur faisait tourner la tête comme de l’éther. Seul bémol, Margot avait mis sa musique préférée à tue-tête dans son casque et elle chantait par-dessus — mais même cela ne parvint pas à altérer la bonne humeur de Servaz.

Il avait eu l’idée de cette sortie une semaine plus tôt, quand Irène Ziegler l’avait appelé pour demander de ses nouvelles, après des mois de silence. Ils traversèrent des villages pittoresques, les montagnes se rapprochèrent jusqu’au moment où elles furent si près qu’ils ne les virent plus et que la route s’éleva. À chaque virage, ils découvraient des panoramas grandioses au bas des prairies verdoyantes des hameaux nichés au fond des vallées, des rivières étincelant dans le soleil, des nappes de brume noyant les troupeaux et nimbées de lumière. Le paysage, songea-t-il, n’avait plus du tout le même aspect. Puis ils parvinrent au petit parking. Le soleil matinal, caché derrière les montagnes, ne le baignait pas encore. Ils n’étaient pas les premiers. Une moto était garée dans le fond. Deux personnes les attendaient, assises sur les rochers. Elles se levèrent.

— Bonjour, Martin, dit Ziegler.

— Bonjour, Irène. Irène, je te présente Margot, ma fille. Margot, Irène.

Irène serra la main de Margot et se tourna pour présenter la jolie brune qui l’accompagnait. Zuzka Smatanova avait une poignée de main ferme, de longs cheveux de jais et un sourire étincelant. Ils échangèrent à peine quelques mots avant de se mettre en route, comme s’ils s’étaient quittés la veille. Ziegler et Martin ouvraient la marche, Zuzka et Margot se laissèrent tranquillement distancer. Servaz les entendit rire dans son dos. Irène et lui se mirent à bavarder un peu plus loin, dans la longue ascension. Les cailloux du chemin craquaient sous les épaisses semelles de leurs chaussures et le murmure de l’eau montait du ruisseau en contrebas. Le soleil était déjà chaud sur leurs visages et sur leurs jambes.

— J’ai continué mes recherches, dit-elle soudain alors qu’ils venaient de franchir un petit pont en dosses de sapin.

— Tes recherches à propos de quoi ?

— Du quatuor, répondit-elle.

Il lui jeta un coup d’œil circonspect. Il ne voulait pas gâcher cette belle journée en remuant la vase.

— Et ?

— J’ai découvert qu’à l’âge de quinze ans Chaperon, Perrault, Grimm et Mourrenx ont été envoyés par leurs parents en colonie de vacances. Au bord de la mer. Tu sais comment s’appelait la colonie ?

— Je t’écoute.

— La Colonie des Sternes.

— Et alors ?

— Tu te souviens des lettres sur la bague ?

— CS, dit Servaz en s’arrêtant brusquement.

— Oui.

— Tu crois que… ? Que c’est là-bas qu’ils ont commencé à… ?

— Possible.

La lumière du matin jouait à travers les feuilles d’un bosquet de trembles qui bruissaient dans la brise légère, au bord du sentier.

— Quinze ans… L’âge où l’on découvre qui on est vraiment… l’âge des amitiés pour la vie… l’âge de l’éveil sexuel aussi, dit Servaz.