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— Vous voyez une femme en train de faire ça ?

— Il y a des querelles, des histoires entre les ouvriers ?

— Comme partout, dit un deuxième. Des bagarres d’ivrognes, des histoires de bonnes femmes, des types qui ne peuvent pas se sentir. C’est tout.

— Quel est votre nom ? demanda Servaz.

— Etcheverry, Gratien.

— La vie là-haut, ça doit quand même être dur, non ? dit Servaz. Les risques, l’isolement, la promiscuité, ça crée des tensions.

— Les hommes qu’on envoie là-haut sont costauds dans leur tête, commissaire. Le directeur a dû vous le dire. Sinon, ils restent en bas.

— Pas commissaire, commandant. Quand même, les jours de tempête, avec le mauvais temps et tout, il y a de quoi péter les plombs, non ? insista-t-il. On m’a dit qu’avec l’altitude il est très difficile de trouver le sommeil.

— C’est vrai.

— Expliquez-moi.

— La première nuit, on est tellement crevés par l’altitude et le boulot qu’on dort comme une pierre. Mais ensuite, on dort de moins en moins. Les dernières nuits, à peine deux ou trois heures. C’est la montagne qui veut ça. On récupère les week-ends.

Servaz les regarda de nouveau. Plusieurs hochèrent la tête pour confirmer.

Il fixait ces hommes durs au mal, ces types qui n’avaient pas fait de hautes études et qui ne se prenaient pas pour des lumières, qui ne cherchaient pas non plus l’argent facile, mais qui accomplissaient sans bruit un travail pénible dans l’intérêt de tous. Ces hommes avaient à peu près son âge — entre quarante et cinquante ans, trente pour le plus jeune. Il eut soudain honte de ce qu’il était en train de faire. Puis il croisa de nouveau le regard fuyant du cuistot.

— Ce cheval, il vous dit quelque chose ? Vous le connaissiez ? Vous l’aviez déjà vu ?

Ils le fixèrent, étonnés, puis ils agitèrent lentement la tête en signe de dénégation.

— Il y a déjà eu des accidents là-haut ?

— Plusieurs, répondit Etcheverry. Le dernier, il y a deux ans : un type y a laissé une main.

— Que fait-il aujourd’hui ?

— Il travaille en bas, dans les bureaux.

— Son nom ?

Etcheverry hésita. Son visage s’empourpra. Il regarda les autres, gêné.

— Schaab.

Servaz se dit qu’il lui faudrait se renseigner sur ce Schaab : un cheval perd sa tête / un ouvrier perd une main…

— Des accidents mortels ?

Etcheverry eut un nouveau geste de dénégation.

Servaz se tourna vers le plus âgé. Un type costaud qui portait un T-shirt à manches courtes mettant en valeur ses bras musclés. C’était le seul qui, avec le cuistot, n’avait pas encore parlé — et le seul qui n’eût pas baissé les yeux devant Servaz. Une lueur de défi brillait d’ailleurs dans ses yeux pâles. Un visage plat et massif. Un regard froid. Un esprit borné, sans nuances, qui ne laisse pas de place au doute, se dit Servaz.

— C’est vous le plus ancien ?

— Ouaip, dit l’homme.

— Depuis combien de temps vous travaillez ici ?

— En haut ou en bas ?

— En haut et en bas.

— Vingt-trois ans là-haut. Quarante-deux au total.

Une voix plate, dénuée d’inflexions. Étale comme un lac de montagne.

— Comment vous vous appelez ?

— Pourquoi tu veux le savoir ?

— C’est moi qui pose les questions, d’accord ? Alors, tu t’appelles comment ? dit Servaz, répondant au tutoiement par le tutoiement.

— Tarrieu, lâcha l’homme, vexé.

— Quel âge tu as ?

— Soixante-trois.

— Quels sont les rapports avec la direction ? Vous pouvez parler sans crainte : ça ne sortira pas d’ici. J’ai lu un graffiti tout à l’heure dans les toilettes qui disait : « Le directeur est un con. »

Tarrieu afficha un rictus mi-méprisant, mi-amusé.

— C’est vrai. Mais s’il s’agissait d’une vengeance, c’est lui qu’on aurait dû trouver là-haut. Pas ce cheval. Tu ne crois pas, monsieur le policier ?

— Qui parle d’une vengeance ? répliqua Servaz sur le même ton. Tu veux mener l’enquête à ma place ? T’as envie d’entrer dans la police ?

Il y eut quelques ricanements. Servaz vit une violente rougeur envahir le visage de Tarrieu comme un nuage d’encre se diluant dans de l’eau. À l’évidence, l’homme était capable de violence. Mais jusqu’à quel point ? C’était l’éternelle question. Tarrieu ouvrit la bouche pour répliquer puis, au dernier moment, se ravisa.

— Non, dit-il finalement.

— L’un d’entre vous connaissait-il le centre équestre ?

Le cuistot aux boucles d’oreilles leva une main d’un air gêné.

— Vous vous appelez ?

— Marousset.

— Vous faites du cheval, Marousset ?

Tarrieu gloussa dans son dos, imité par les autres. Servaz sentit la colère le gagner.

— Non… je suis le cuistot… De temps en temps, je vais donner un coup de main au cuisinier de M. Lombard… au château… quand il y a des fêtes… pour les anniversaires… le 14 juillet… Le centre équestre est juste à côté…

Marousset avait de grands yeux clairs avec des pupilles grosses comme des têtes d’épingle. Et il suait abondamment.

— Ce cheval, vous l’aviez déjà vu ?

— Je m’intéresse pas aux chevaux. Peut-être… des chevaux, là-bas, y en a plein…

— Et M. Lombard, vous le voyez souvent ?

Marousset fit signe que non.

— Je vais là-bas qu’une fois par an… ou deux… et je quitte presque pas les cuisines…

— Mais vous l’apercevez quand même de temps en temps, non ?

— Oui.

— Il vient parfois à l’usine ?

— Lombard ici ? dit Tarrieu d’un ton sarcastique. Cette usine, pour Lombard, c’est un grain de sable. Tu examines chaque brin d’herbe quand tu tonds ta pelouse ?

Servaz se tourna vers les autres. Ils confirmèrent d’un petit signe de tête.

— Lombard, il vit ailleurs, poursuivit Tarrieu du même ton provocant. À Paris, à New York, aux Antilles, en Corse… Et cette usine, il s’en fout. Il la garde parce que c’était dans le testament de son paternel qu’il devait la garder. Mais il n’en a strictement rien à foutre.

Servaz hocha la tête. Il eut envie de répondre quelque chose de cinglant. Mais à quoi bon ? Peut-être que Tarrieu avait ses raisons. Peut-être était-il tombé un jour sur des flics ripoux ou incompétents. Les gens sont des icebergs, pensa-t-il. Sous la surface gît une énorme masse de non-dits, de douleurs et de secrets. Personne n’est vraiment ce qu’il paraît.

— Je peux te donner un conseil ? dit soudain Tarrieu.

Servaz se figea, sur ses gardes. Mais le ton avait changé : il n’était plus hostile, ni méfiant ou sarcastique.

— Je t’écoute.

— Les vigiles, dit l’ancien. Plutôt que de perdre ton temps avec nous, tu devrais interroger les vigiles. Secoue-les un peu.

Servaz le fixa intensément.

— Pourquoi ?

Tarrieu haussa les épaules.

— C’est toi le flic, dit-il.

Servaz suivit le couloir et franchit les portes battantes, passant brusquement d’une atmosphère surchauffée à celle, glaciale, du hall. Des flashes à l’extérieur, peuplant le hall de brèves lueurs et de grandes ombres inquiétantes. Servaz aperçut Cathy d’Humières qui remontait dans sa voiture. Le soir tombait.