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— Alors ? demanda Ziegler.

— Ces types n’y sont probablement pour rien, mais je veux un complément d’information sur deux d’entre eux. Le premier, c’est Marousset, le cuistot. Le second s’appelle Tarrieu. Et aussi sur un certain Schaab : le type a eu la main coupée dans un accident l’an dernier.

— Et les deux autres : pourquoi eux ?

— Simple vérification.

Il revit le regard de Marousset.

— Je veux aussi qu’on joigne les Stups, voir s’ils n’ont pas le cuistot dans leur base.

Le capitaine Ziegler le fixa attentivement mais elle n’ajouta rien.

— L’enquête de voisinage, elle en est où ? demanda-t-il.

— On interroge les habitants des villages sur la route de la centrale. Au cas où l’un d’eux aurait vu passer un véhicule cette nuit. Jusqu’à présent, ça n’a rien donné.

— Quoi d’autre ?

— Des graffitis dehors, sur les murs de la centrale. S’il y a des tagueurs qui traînent dans le coin, ils ont peut-être vu ou entendu quelque chose. Ce genre de mise en scène a dû demander des préparatifs, des repérages. Ce qui nous ramène aux vigiles. Peut-être qu’ils savent qui a fait ces tags. Et pourquoi n’ont-ils rien entendu ?

Servaz pensa aux paroles de Tarrieu. Maillard les avait rejoints. Il prenait des notes dans un petit carnet.

— Et l’Institut Wargnier ? dit Servaz. D’un côté on a un acte visiblement commis par un dément, de l’autre des fous criminels enfermés à quelques kilomètres d’ici. Même si le directeur de l’Institut assure qu’aucun de ses pensionnaires n’a fait le mur, il faudra explorer cette piste à fond. (Il considéra Ziegler puis Maillard.) Vous avez un psychiatre dans vos cartons ?

Ziegler et Maillard échangèrent un regard.

— Un psychocriminologue doit arriver dans les jours qui viennent, répondit Irène Ziegler.

Servaz fronça imperceptiblement les sourcils. Un psychocriminologue pour un cheval… Il savait que la gendarmerie avait plusieurs longueurs d’avance sur la police dans ce domaine comme dans d’autres, mais il se demanda si ce n’était pas quand même pousser le bouchon un peu loin : même la gendarmerie ne devait pas mobiliser ses experts si aisément.

Éric Lombard avait le bras vraiment long

— Vous avez de la chance que nous soyons là, ironisa-t-elle, le tirant de ses pensées. Sans quoi, il vous aurait fallu faire appel à un expert indépendant.

Il ne releva pas. Il savait où elle voulait en venir : faute de former leurs propres profileurs, comme la gendarmerie, les flics devaient souvent faire appel à des experts extérieurs — des psys pas toujours compétents pour ce genre de travail.

— En même temps, il ne s’agit que d’un cheval, répondit-il sans conviction.

Il la regarda. Irène Ziegler ne souriait plus. Il lut au contraire la tension et l’inquiétude sur ses traits. Elle lui jeta un regard plein d’interrogations. Elle ne prend plus du tout cette histoire à la légère, songea-t-il. En elle aussi l’idée que cet acte macabre cachait peut-être quelque chose de plus grave était en train de faire son chemin.

5

— Vous avez lu La Machine à explorer le temps ?

Ils avançaient le long de couloirs déserts. Leurs pas résonnaient et emplissaient les oreilles de Diane, en même temps que le bavardage du psychiatre.

— Non, répondit-elle.

— Socialiste, H.G. Wells était préoccupé par les questions de progrès technologique, de justice sociale et de lutte des classes. Il a traité avant tout le monde des thèmes comme les manipulations génétiques avec L’île du docteur Moreau ou les folies de la science avec L’Homme invisible. Dans La Machine à explorer le temps, il imagine que son narrateur voyage dans le futur. Il y découvre que l’Angleterre est devenue une sorte de paradis terrestre où vit un peuple pacifique et insouciant : les Éloïs. (Sans cesser de la regarder, il introduisit sa carte dans un nouveau boîtier.) Les Éloïs sont les descendants des couches privilégiées de la société bourgeoise. Au cours des milliers d’années qui ont précédé, ils ont atteint un tel degré de confort et de stabilité que leur intelligence s’est affaiblie, au point qu’ils ont le quotient intellectuel d’enfants de cinq ans. N’ayant eu aucun effort à faire pendant des siècles, ils se fatiguent très facilement. De jolis êtres doux et gais mais aussi d’une indifférence terrifiante : lorsque l’un d’eux se noie sous les yeux des autres, pas un ne se porte à son secours.

Diane ne l’écoutait que d’une oreille ; de l’autre elle essayait de capter un signe de vie, d’humanité — et de se repérer dans ce labyrinthe.

— C’est lorsque la nuit tombe que le narrateur découvre une autre réalité, encore plus terrifiante : les Éloïs ne sont pas seuls. Sous terre vit une deuxième race, hideuse et redoutable, les Morlocks. Ce sont eux les descendants du prolétariat. Petit à petit, à cause de la cupidité de leurs maîtres, ils se sont éloignés des classes supérieures au point de devenir une race distincte, aussi laide que l’autre est gracieuse, reléguée au fond de galeries et de puits. Ils ont tellement perdu l’habitude de la lumière qu’ils ne sortent de leurs terriers qu’à la nuit tombée. C’est pourquoi, dès que le soleil se couche, les Éloïs fuient craintivement leur campagne idyllique pour se regrouper dans leurs palais en ruine. Car, pour survivre, les Morlocks sont devenus cannibales…

Diane commençait à se sentir exaspérée par le bavardage du psychiatre. Où voulait-il en venir ? À l’évidence, l’homme adorait s’écouter parler.

— N’est-ce pas une description assez exacte de nos sociétés, mademoiselle Berg ? D’un côté des Éloïs dont l’intelligence et la volonté se sont affaiblies dans le bien-être et l’absence de danger, et dont l’égoïsme et l’indifférence se sont accrus. De l’autre, des prédateurs qui leur rappellent la vieille leçon : celle de la peur. Vous et moi sommes des Éloïs, mademoiselle Berg… et nos pensionnaires sont des Morlocks.

— N’est-ce pas une vision un peu simpliste ?

Il ignora sa remarque.

— Vous savez quelle était la morale de cette histoire ? Car il y en a une, bien sûr : Wells estimait que l’affaiblissement de l’intelligence est une conséquence naturelle de la… disparition du danger. Qu’un animal en parfaite harmonie avec son milieu n’est qu’un pur mécanisme. La nature ne fait appel à l’intelligence que si l’habitude et l’instinct ne suffisent pas. L’intelligence ne se développe que là où il y a changement — et là où il y a danger.

Il la regarda longuement, un large sourire sur sa face.

— Si nous parlions du personnel, dit-elle. Nous n’avons pas croisé grand monde jusqu’à présent. Tout est automatisé ?

— Nous employons une trentaine d’aides-soignants. Plus six infirmiers, un médecin, un sexologue, un chef cuistot, sept personnes en cuisine et au service, neuf agents d’entretien — tous à mi-temps, bien sûr, réductions budgétaires obligent, à l’exception de trois aides-soignants de nuit, de l’infirmière en chef, du cuistot… et de moi. La nuit, nous sommes donc six à dormir ici. Plus les gardes qui, je l’espère, ne dorment pas. (Il eut un petit rire sec et bref.) Avec vous, ça fera sept, conclut-il avec un sourire.

— Six pour… quatre-vingt-huit patients ?

Combien de gardes ? se demanda-t-elle aussitôt. Elle pensa à cette immense bâtisse vidée de ses employés la nuit, avec quatre-vingt-huit dangereux psychotiques enfermés au fond de ses couloirs déserts, et un frisson la traversa.